La saga Bolloré, entre histoire et légende

 

Voici quelques remarques rédigées à la suite de la lecture de la 1ère partie du livre de Jean Bothorel, paru cet été 2007 : Vincent Bolloré, une histoire de famille. Ces 60 premières pages portent sur la période 1822-1981 (soit 160 années) et ont pour sous-titre « Les racines et la dynastie » : elles traitent donc de la période historique qui intéresse Arkae. Une 2e partie prend 110 pages pour couvrir les 25 années de l’histoire du groupe sous la direction de Vincent Bolloré, et une 3e (5 pages) annonce le second centenaire, qui sera fêté dans 15 ans. La première partie, celle dont il est ici question, me semble se situer à mi-chemin entre ce qui se prétend un travail d’histoire et ce qui serait en fait une hagiographie à la façon de Joinville travaillant pour son roi Saint Louis. Je veux dire que ce n’est pas un travail d’histoire tel que nous l’entendons à Arkae.

 

Le piano mécanique

Le travers qui apparaît rapidement, c’est celui d’attribuer nécessairement à la famille Bolloré tout ce qui se faisait à Lestonan, et d’ignorer que la population de Lestonan, ou celle d’Ergué-Gabéric a habituellement su se ménager un certain espace hors de l’emprise Bolloré. Exemple plutôt comique : le bilan de Bolloré II, mort en 1935 (pages 47-48) : « Il avait pris le temps avant de disparaître de bâtir de nouvelles écoles privées, d’aider au lancement d’une deuxième cité ouvrière, Le Champ, qui fut construite à grande vitesse et baptisée la Cité Champignon. Il encouragea la construction d’un patronage, les Paotred Dispount, littéralement « les gars sans peur », qui formèrent une troupe de théâtre et une clique avec ses fifres, clairons et tambours. Enfin un piano mécanique fut installé chez Chan Deo, où les jeunes se réunissaient les dimanches après-midi… » Est-il raisonnable de penser que ce serait Bolloré qui aurait contribué à équiper le café de Chan Deo d’un piano mécanique et ainsi à sponsoriser ce qui était dénoncé par le clergé comme un lieu de perdition et de débauche en plein cœur de Lestonan ?

 

L’école publique

Non seulement les Bolloré auraient financé le piano mécanique, mais ils auraient aussi « créé » l’école qui a été ouverte à Lestonan en 1885. C’est bien une école publique que le Conseil Municipal, à la demande insistante de l’inspecteur d’académie, a décidé en 1882 de construire. Or elle est  présentée par Jean Bothorel, page 32, comme école privée : « adjoint au maire d’Ergué-Gabéric, il (le René Bolloré, qui fut à la tête des Papeteries de 1881 à 1905) ouvrit dans le hameau de Lestonan une école privée pour éviter aux enfants le long trajet jusqu’au bourg ». Cette phrase est directement transcrite (mais l’auteur ne l’indique pas) du discours prononcé à la Fête du Centenaire en 1922 par l’Abbé André-Fouet dans l’éloge qu’il fait de Bolloré I : « il crée l’école de Lestonan pour éviter aux enfants le long trajet jusqu’au bourg ». Où donc Jean Bothorel va chercher que René Bolloré était adjoint au maire ? Jean Mahé avait été élu maire en 1881, avec comme adjoint Hervé Le Roux. A la mort de Jean Mahé en 1882, Hervé Le Roux devient maire, avec René Riou comme adjoint. René Bolloré, pendant ce temps, était l’un des 14 conseillers municipaux. Et pourquoi ajouter qu’il s’agit d’une école privée là où André Fouët indiquait simplement une école, et alors qu’en réalité il s’agissait d’une école publique ?

 

Le rachat du Likès

Un autre épisode longuement raconté par Jean Bothorel, pages 33-34, concerne le Likès à Quimper. L’auteur trouve le moyen de placer dès 1907 « une des premières initiatives » de René Bolloré II, qui venait de prendre la direction des Papeteries en 1905, à 20 ans (à noter que Bothorel préfère dire « à 18 ans » ; or, ce René Bolloré est né le 28 janvier 1885, et son père est mort le 15 février 1905 : le fils venait d’avoir eu 20 ans à la mort du père). Voici le texte de Bothorel. « Le collège Le Likès, célèbre institution de Quimper tenue par la Congrégation des Frères des écoles chrétiennes, tombait sous le coup de la loi anti-congréganiste de juillet 1904. Le 18 mai 1907 se déroula au Palais de Justice de Paris la "vente aux enchères publiques, en un seul lot, d’une grande propriété sise à Quimper (Finistère) rue de Kerfeunteun". Il s’agissait du Likès. La mise à prix était de 60 000 francs, une braderie, puisque la seule chapelle construite huit ans plus tôt avait coûté 15 000 francs. Le jour de la vente, Eugène Bolloré, soutenu par son cousin René Bolloré II, se porta acquéreur. Eugène, grand, de belle allure, la moustache en pointe, était président de l’Amicale des anciens élèves du Likès. Les enchères ne montèrent pas très haut, 63 000 francs. Comme la loi interdisait de réaffecter les locaux à l’enseignement scolaire, Eugène Bolloré trouva un artifice : il loua le Likès à l’évêché de  Quimper qui y installa son Petit séminaire sous le nom de collège Saint-Vincent… ».

Qu’en a-t-il été réellement ? La source (probable) à laquelle Bothorel puise son information (ce serait encore une fois sans le dire) est un ouvrage écrit par le frère Hervé Daniélou en 2001, intitulé Un siècle de vie likésienne (1838-1945). On y fait état (page 51) de la création en 1889 d’une Amicale des anciens élèves, dont le président fut, de 1889 à 1924, M. Eugène Bolloré, mercier au 13 rue de Kéréon à Quimper, et qui était effectivement le cousin de René Bolloré II. Page 56 de ce livre se trouve relatée la vente du Likès : « C’est le 18 mai 1907 que se déroula, devant le Tribunal civil de la Seine, au Palais de Justice de Paris, la "vente aux enchères Publiques, en un seul lot, d’une Grande Propriété, sise à Quimper (Finistère), rue de Kerfeunteun" […]. L’affiche annonçant cette vente publique, comporte […] la mise à prix : 60.000 francs. C’est évidemment une véritable braderie, si on pense que la chapelle seule, terminée huit ans plus tôt, avait coûté 150.000 francs [NB : Bothorel retient un chiffre de 15.000 francs au lieu des 150.000 francs ici indiqués]… Le jour de la vente, parmi les acheteurs éventuels, se présente un homme de haute taille, au regard droit et à la moustache en pointes : il s’agit de M. Eugène Bolloré, président de l’Amicale des anciens élèves, qui, en accord avec les Frères, se porta acquéreur de la propriété mise aux enchères. Celles-ci ne montent pas bien haut et, pour 63.000 francs, Monsieur Bolloré devient propriétaire de l’ensemble des terrains et bâtiments affectés au Likès et au District. On peut évidemment se poser la question de savoir si, en l’occurrence, M. Bolloré utilisa sa fortune personnelle ou si l’argent de l’achat fut avancé par les Frères. Ce qui se passa plus tard, lors de la constitution de la "Société Anonyme Le Likès", qui devint propriétaire légale de l’ensemble de la propriété et des bâtiments, permet de donner la préférence à la seconde hypothèse […]. » Ainsi l’hypothèse plausible, selon la source, est que M. Eugène Bolloré n’aurait été qu’un prête-nom, pour le compte des Frères, et il n’est pas question dans ce récit d’un rôle quelconque en « soutien » de René Bolloré II, le cousin, qui rappelons-le, avait 22 ans à l’époque, et était un ancien élève des Jésuites de Vannes et non du Likès. Pourquoi donc s’obliger à le mêler activement à cette entreprise (« une des premières initiatives de René Bolloré ») et à consacrer une page entière à cette opération financière un peu particulière ? Il y a pire, par exemple ce qui est retenu par le Chanoine René Gougay dans « Le Petit Séminaire Saint-Vincent. Pont-Croix 1822-1973 », édition Association des anciens élèves de l’institution Saint-Vincent, 1986 ; page 79) : « À la Séparation, les Frères de Saint-Jean-Baptiste-de-la-Salle virent leurs écoles fermées et confisquées. Leur établissement du Likès à Quimper fut acheté par M. Bolloré, industriel papetier à Odet en Ergué-Gabéric. L’acquéreur était mandaté par le Comité des anciens élèves dont il était le président. Il le loua à Mgr Dubillard ». Jean Bothorel pouvait donc prendre encore plus de distance avec la réalité historique.

 

Les ouvriers au secours du patron

Enfin, cet épisode, situé sous la direction de René Bolloré I (entre 1881 et 1905). Il est ainsi rapporté par Jean Bothorel (pages 30-31) : « Plus d’une fois, l’entreprise frôle la catastrophe. A tel point qu’en 1897, elle est mise en vente sur l’initiative de certains membres de la famille. Sans doute voulaient-ils se partager l’héritage avant qu’il ne se désagrège… On raconte que les ouvriers et ouvrières se sont alors mobilisés et ont rassemblé toutes leurs économies pour les offrir à leur patron : Monsieur Bolloré, nous vous aimons, nous ne voulons pas d’autre patron que vous. Tenez, prenez notre argent, si vous en avez besoin pour rester propriétaire de l’usine. On ignore s’il en eût besoin. On sait en revanche qu’il réussit à se sortir de cette mauvaise passe… ». Bothorel ne cite aucune source. Il dit : « on raconte que… », comme s’il s’agissait d’un récit largement approprié . Or cet épisode n’est connu qu’à partir de l’évocation qui en a été faite par René Bolloré II dans le discours prononcé par lui à l’occasion des fêtes du centenaire en 1922 : « Mes chers amis, je vous raconterai un fait qui résumera l’intensité de l’affection dont il (son père) était entouré. En connaissez vous de plus touchant ? Le voici tout simplement : Quand il y a 35 ans, l’usine fut mise en vente pour partage de famille, les ouvriers de l’époque rassemblèrent leurs économies et vinrent les offrir à mon père, par l’intermédiaire du vieil Auffret, de ton père, Horellou, en lui disant : Monsieur René, nous vous aimons, nous ne voulons pas d’autre patron que vous, tenez, prenez notre argent si vous en avez besoin pour rester propriétaire de l’usine ». Chacun remarquera d’abord que le discours étant prononcé en 1922 et évoquant des faits vieux de 35 ans ; il faut situer ceux-ci en 1887, et non pas en 1897 comme le fait Bothorel. Effectivement, le Docteur Bolloré était mort en 1881, et ses trois fils se sont engagés dans une direction collégiale de l’entreprise. Au bout de quelques années, les deux plus jeunes ont laissé faire leur aîné (René Bolloré I), et lui ont demandé le partage du bien familial. D’où une situation de crise. C’est alors, à une date inconnue et dans des circonstances qui restent ignorées, qu’une démarche de soutien au chef d’entreprise serait venue du personnel. S’agit-il d’une démarche représentative de tout le personnel ou émanant de quelques individus de ses plus proches collaborateurs ? S’agit-il d’une vague proposition ou y a t’il eu un début de réalisation de collecte ? Nous ne disposons d’aucune autre source que ce discours du Centenaire pour connaître cet épisode. Nous devons nous poser la question du bien-fondé de ce récit présenté dans un contexte de célébration de l’entreprise et de ses héros, dans un élan de convivialité recherchée et de sentimentalité bien apparente. René Bolloré II est-il plus crédible que son ami André-Fouet attribuant ce même jour à René Bolloré I la création de l’école publique ? Un minimum de prudence s’impose à qui prétend faire un travail d’historien.

Bothorel aurait pu dire que, dans la tradition Bolloré, cet épisode est devenu une sorte d’évènement fondateur, sans doute autant construit que réel, et relevant désormais du merveilleux. Il fait partie du légendaire de l’entreprise et peut être resservi quand il y a lieu de mobiliser le personnel autour de la direction. L’histoire à faire, c’est aussi l’histoire de l’utilisation de ce récit : quelque chose s’est passé, mais qui a été valorisé peu ou prou, pour les besoins de l’édification des fidèles, comme dans les légendes locales qui ont fleuri sur fond de religiosité.

A travers ce mode de traitement des sources (que l’on prend soin bien souvent de ne pas citer), apparaît une manière habituelle de forcer l’histoire dans le sens d’une dramatisation : à plusieurs reprises, tout alla mal, mais chaque fois, tout fut sauvé, quasi miraculeusement, grâce à l’énergie et à la clairvoyance du héros éponyme, qui disparaît pour renaître, tel le phénix.  « La manière dont Jean-René Bolloré entre dans l’affaire ressemble étrangement au scénario qui se renouvellera en 1897-1898 avec René Bolloré I, en 1919-1920 avec René Bolloré II, en 1948-1950 avec Michel Bolloré et ses frères, enfin en 1981 avec Vincent Bolloré » (page 25. La même récurrence de rebonds historiques est présentée page 56). Ainsi se résumerait la saga des Bolloré, qui serait une illustration des vertus du « capitalisme familial », libre et efficace (page 191). Une histoire à thèse en quelque sorte.

 

François Ac’h - Keleier Arkae, n° 53 - Décembre 2007

 

Signalons encore des erreurs que nous pouvons considérer comme ordinaires, mais qui témoignent d’un certain parisianisme de la part de l’auteur, pourtant finistérien (né à Plouvien). Petit bêtisier. Jean Bothorel situe la commune de Scaër et le moulin de Cascadec dans les monts d’Arrée, et non dans les montagnes Noires : « il [René Bolloré II] loue en 1893, à quelques encablures d’Odet, sur la commune de Scaër, le moulin de Cascadec. Celui-ci enjambe l’Isole qui coule aux pieds des monts d’Arrée, dans l’un des plus beaux sites du Finistère » (page 30). « …en avril 1917, René Bolloré II achète l’usine de Cascadec, jusque là en location. Il y installe une seconde machine à papier, et creuse dans les monts d’Arrée un canal pour amener l’eau aux turbines… » (page 39). Et pourquoi, quand on veut mettre en scène une « brave » bretonne, faut-il en faire une Bigoudène ? Évoquant (page 192) le mariage récent du fils Bolloré, Bothorel a ce commentaire : « Ah, pour sûr, y avait du beau monde !, aurait dit la bigoudène Marianne Saliou ». Marie-Anne Niger, épouse Saliou, est née à Ti-Ru et habitait Stang-Venn.

 

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