Les laitiers d'Ergué-Gabéric, fournisseur de lait à Quimper

René Danion 

 

François Ac'h : Cet article de René Danion nous présente un métier disparu, qu’il appelle « laitier de proximité ».

Il désigne par là les agriculteurs d’Ergué-Gabéric qui vendaient directement leur production de lait à Quimper, la livrant eux-mêmes surtout dans les épiceries, accessoirement dans les crêperies et pâtisseries. Il a lui-même pratiqué ce métier. Il n’ignore pas que dans la même période il y avait aussi des « laitiers » proches du Bourg ou de Lestonan qui vendaient directement de la ferme à leurs clients et voisins.

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Localisation

Géographiquement, les « laitiers » qui vendaient directement leur production à Quimper avaient, du moins avant la guerre,  leur ferme au plus près de la ville, c’est-à-dire au confluent de l’Odet et du Jet, ce qui diminuait le temps de trajet pour la livraison. La proximité de ces deux rivières faisait qu’ils disposaient de prairies naturelles très prisées à cette époque.
Généralement, les autres agriculteurs de la commune qui n’étaient pas « laitiers » étaient « beurriers » : la production laitière servait chez ceux-ci à la fabrication du beurre, qu’ils livraient à Quimper une ou deux fois par semaine.     
Etre ou ne pas être « laitier » relevait souvent d’une tradition familiale : on naissait « laitier » ;  c’était une vocation. Mme Le Menn, de Stang Quéau, m’a confirmé qu’à son mariage en 1945, elle avait refusé de continuer à « faire du lait » comme ses beaux-parents. Elle venait de Kerdudal, où on « faisait du beurre ».

 

Transport

Les « laitiers » étaient tenus d’effectuer une livraison quotidienne, le plus tôt possible le matin. Ils avaient à transporter en ville de 30 à 120 litres de lait, suivant l’importance de leur clientèle. Les deux fermes les plus proches de Quimper, Le Cleuyou et Kerampensal, ont toujours livré en charrette à bras, mais elles n’allaient que jusqu’à chez Zita (Poupon), à l’Eau Blanche. Les deux livreurs les plus éloignés, Lezouanac’h et Kerdilès, n’ont toujours livré (ils n’ont livré qu’après guerre) qu’en voiture l’un, et qu’en tricycle à moteur l’autre. Madame Lozachmeur, dite « Malouch Kerrous » a toujours été fidèle à son char à bancs, et « Bichette » sa jument demi-sang était bien connue à l’Eau Blanche.
La plupart des livreurs ont eu une automobile un peu avant la guerre, mais durant les 5 ans du conflit, ils ont dû revenir au char à bancs classique.

Le char à bancs avait un avantage sur la charrette : sa légèreté et la flexibilité de ses brancards permettaient le trot et donc de gagner du temps. Le cheval était souvent un demi-sang, qui se devait d’être très docile, obéissant et patient lors des arrêts prolongés. La marche sur les pavés provoquait l’usure rapide des ferrures ; les fers auraient pu tenir un mois, mais on préférait les remplacer toutes les 3 à 4 semaines, car la perte d’un fer durant la livraison pouvait abîmer la sole du sabot. Ce cheval ne participait pas aux autres travaux de l’exploitation et était pansé tous les jours.

Avant guerre puis dans l’immédiat après-guerre, ce fut de plus en plus la voiture familiale qui fit la livraison. Les pots étaient disposés dans une caisse aménagée. Ces voitures avaient une odeur particulière, car il pouvait y avoir du lait de renversé. L’auto, comme le char à bancs, ne devait pas être sale, car le client jugeait de la propreté du lait suivant celle du véhicule et aussi suivant celle de la personne qui livrait.

Avantages

Les exploitations vouées à la production et à la livraison du lait en ville y trouvaient des avantages : livrer du lait en vrac et en bidon payait beaucoup mieux que de « faire du beurre ». Et le lait était payé toutes les semaines, ce qui permettait d’anticiper sur les dépenses à venir. L’aisance financière que procurait la vente directe du lait a permis aux « laitiers » d’assurer avant les autres des investissements lourds pour l’époque : faucheuse, lieuse, batteuse…

De plus, cette situation permettait la commercialisation en parallèle de produits annexes : fruits, légumes, pommes de terre, balle d’avoine pour les berceaux. Elle donnait l’occasion de prendre des commandes de bois, de cidre : la plupart des laitiers se trouvaient sur un terroir favorable à la production cidricole, et entre eux régnait une saine émulation pour la qualité de leur production.

Par ailleurs, dans les épiceries, crêperies et pâtisseries dont nous étions les fournisseurs, nous étions aussi des clients obligés. Ce qui faisait qu’on achetait un peu de superflu, qui améliorait l’ordinaire.

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Ces avantages avaient leur contrepartie : disposer d’une main-d’œuvre relativement importante, qui était soumise à des horaires de travail contraignants, à une sorte d’esclavage (volontaire) : il fallait commencer sa journée à 6 heures, pour pouvoir livrer le plus tôt possible le lait du matin, dit « lait chaud ».
Cette traite, il fallait la faire tous les jours, matin et soir, même si on était légèrement malade, et cela 365 jours par an, sans un seul jour de repos, toujours suivant les mêmes horaires. Le personnel était libéré à tour de rôle le dimanche après-midi.

Comice agricole à Ergué-Gabéric vers 1953. Jean Le Menn, maire,  tient la vache.

Dans le Sud-Finistère en général, et à Ergué-Gabéric en particulier, les hommes, à quelques exceptions près, ne trayaient pas les vaches avant l’arrivée des trayeuses mécaniques. Mais c’étaient les hommes qui attelaient le cheval et chargeaient le lait dans le char à bancs.

Chez tous les laitiers, il y avait une jeune fille de la maison, ou une ou deux bonnes, à qui revenait d’effectuer la traite rapidement. Et comme dans la majorité des cas c’était une femme qui assurait aussi la livraison, elle devait d’abord faire la traite pendant une bonne heure, prendre son  petit déjeuner à la hâte et faire sa toilette avant de partir, vers 7 h 30. La livraison s’effectuait par exemple de 8 h 30 à 10 h 30, ce qui permettait d’être de retour à la ferme autour de midi après avoir fait quelques courses en ville. Si la patronne se réservait la livraison, il fallait qu’une femme reste à la maison pour s’occuper des enfants et préparer le repas de midi.

La livraison devait se faire quel que soit le temps, quels que soient les évènements de la vie : mariage, deuil à la ferme… Par gros gel et verglas, lorsque le cheval risquait la chute, mon père prenait la charrette à bras d’une voisine, mettait de vieilles chaussettes sur ses chaussures et accompagnait ma mère jusqu’au passage à niveau de l’Eau Blanche. Sébastien Coïc et Youenn Quilliec procédaient de même.

Il y avait une obligation de fournir du lait en qualité et en quantité égales toute l’année. Pour cela, il fallait essayer de bien répartir les vêlages. A défaut, on pouvait acheter une vache qui venait de vêler, en état de produire dès son arrivée. Ce marché existait au foirail du samedi à Quimper.

Il n’y avait pas trop de problèmes de qualité du lait : la plupart des laitiers avaient des vaches bretonnes Pie-Noir, au lait très riche en matières grasses, qualité recherchée à l’époque. Mais il y avait une exigence de propreté : le lait était déversé dans une passoire à trois filtres métalliques ; entre les deux derniers était disposé une rondelle ouatée. Dans toutes les fermes, après usage, cette rondelle était jetée au chat, toujours fidèle à ce rendez-vous. Inutile de dire qu’après un transit intestinal, l’expulsion pouvait en être laborieuse…
En été, et surtout les jours orageux, il fallait refroidir le lait du soir pour qu’il ne « tourne » pas. Chacun avait sa méthode : on le mettait à passer la nuit dans une fontaine, un lavoir, une rivière, mais gare aux pluies subites en cas d’orage. Il revenait souvent aux femmes d’effectuer ces déplacements du lait vers des bas-fonds à l’accès difficile, quand, en plein été, les hommes étaient encore aux champs. Mais le matin, c’étaient les hommes qui le ramenaient. Ces mesures de rafraîchissement étaient indispensables, car le client en ville n’avait pas de réfrigérateur.

La guerre

Beaucoup de choses ont changé pendant la guerre.
La première conséquence fut le retour au char à bancs pour tous, car il n’y avait plus d’essence pour circuler.
La deuxième fut qu’on avait obligation de continuer à livrer à un prix fixé à un niveau très bas. A vrai dire, à cette époque il eût été beaucoup plus intéressant de « faire du beurre » : le prix de vente du beurre par le producteur avait grimpé, et il pouvait servir de monnaie d’échange pour obtenir de la quincaillerie, pneus de vélo, ficelle pour lieuses, etc. De plus, le « beurrier » disposait du lait écrémé et pouvait donc élever des porcs. Ce qui était juteux.
Mais les « laitiers » d’Ergué-Gabéric ont tous été solidaires avec leur clientèle, qui manquait de tout. Je me rappelle avoir vu les clients avec leurs tickets, mais c’était l’épicière qui faisait la loi : un quart de litre pour un couple seul, et après, c’était selon le nombre d’enfants.

Déclin

Arkae > Archives > Patrimoine rural > Laitiers Ergue Gaberic - Coucours agricole 1930Vers 1960 la réglementation sanitaire s’est mise en place. Il fallait des bacs réfrigérés et on demandait de mettre le lait en sachets plastiques, ce qui était un travail supplémentaire à une époque où la main-d’œuvre se raréfiait.

Les petites épiceries fermaient, remplacées par des supérettes qui se faisaient livrer par des laiteries auparavant inexistantes. De plus, le stationnement devenait un problème. Il n’y eut plus que Jean Le Roux à continuer, mais il ne livrait plus que les crêperies et l’hôpital Gourmelen. Parvenu à la retraite, il aidait son fils Jean à la ferme de Lezouanac’h pour les livraisons de lait. Il est décédé à 85 ans, après avoir livré le lait le jour même de sa mort, le 1er juin 2008.

Je suis le dernier survivant de cette corporation. Beaucoup de bons souvenirs font que je ne regrette pas d’y avoir consacré une douzaine d’années. Mais les difficultés allant crescendo font que je ne regrette pas d’y avoir renoncé.

Photos : Concours agricole années 30.

René Danion.

La salle de traite ambulante de Kerhamus

Cette salle de traite mobile était en service à Kerhamus, installée pendant 5 mois de l’année dans la stabulation, et les 7 autres mois dans les pâtures. Elle comportait 4 stalles. On peut remarquer la propreté des vaches, importante pour la propreté du lait.
Les vaches venaient d’elles-mêmes se faire traire, car à l’intérieur elles trouvaient un aliment à base de mélasse très appétant (et bon marché).
Cette installation avait l’avantage de ne pas faire emprunter la route par le troupeau et ainsi de ne pas gêner la circulation.
La salle de traite de Kerhamus a fini sa carrière au Centre de formation des vachers à Saint-Ségal.
 
 
René Danion.

 

Le lait entier pendant la guerre : un produit rationné et taxé

Arkae > Trésors d'archives > Patrimoine rural > Le lait entier pendant la guerre : un produit rationné et taxéDès l’automne 1940, il a fallu faire face en France à une forte pénurie de matières grasses, conséquence de l’état de guerre (cheptel réduit, usines dévastées, blocus anglais interdisant l’importation d’oléagineux des colonies…).

C’est surtout le beurre qui fait défaut : il faut donc un contrôle strict des quantités de beurre produites, et une organisation unique de son ramassage et de sa mise en vente.
Il y aura beaucoup de problèmes dans le Finistère pour faire entrer toute la production de beurre dans le circuit unique de commercialisation créé sous l’égide du Groupement Interprofessionnel Laitier.
Ce G.I.L. doit organiser la répartition entre la population finistérienne, mais doit aussi fournir aux troupes d’occupation les quantités exigées, et trouver quelques excédents à destiner aux autres départements français sous-producteurs.

La tension sera moindre en ce qui concerne le lait entier (non écrémé), qui est rationné et taxé comme le beurre.
Le lait écrémé, lui, restera en vente libre, à condition qu’il ait été écrémé à la machine et non à la cuiller. Ainsi les consommateurs qui n’ont pas droit au lait entier peuvent cependant être servis en lait écrémé, qui est taxé mais ne fait pas l’objet de rationnement.

Le rationnement du lait entier est imposé dans le pays par décret du 17 septembre 1940, applicable à partir du 1er novembre suivant. Cela veut dire que chaque consommateur n’a droit qu’à une quantité limitée, et  que seuls les consommateurs munis de cartes spéciales peuvent être servis en lait entier jusqu’à concurrence de la quantité spécifiée sur les cartes. De leur côté, les producteurs de lait fournissant des villes agglomérées de plus de 2000 habitants doivent demander une carte professionnelle qui leur est délivrée par le G.I.L., dont le siège est à l’office central de Landerneau ; cette carte les autorise à vendre le lait entier dans le cadre du rationnement. Le 10 de chaque mois suivant chaque trimestre, ils adressent au G.I.L. les fiches et talons des cartes de lait du trimestre précédent
De leur côté, les commerçants détaillants aussi ont à présenter une carte professionnelle « Catégorie F1 » et à assurer les mêmes déclarations trimestrielles.

La taxation du lait entier a pour objet de fixer une fourchette de prix pour la vente (un prix minimum et un prix maximum) du producteur au détaillant, comme du détaillant au consommateur, et donc de déterminer la marge autorisée. Ces prix sont fixés par un Comité local interprofessionnel (ainsi, en novembre 1940, le producteur vend le litre de lait écrémé 1,10 francs et le litre de lait entier 2 francs).

Cette réglementation concernant le lait entier ne fut que faiblement respectée. A preuve cette lettre du 30 juin 1943 relative au « Ravitaillement en lait de la population civile » adressée par le Feldkommandant Dr. Vischer au Préfet du Finistère (ADF 200W20) :

« Conformément aux règlements, le lait entier ne doit être délivré qu’à certains groupes de consommateurs contre remise de tickets. Or il est constaté que notamment dans les petites localités, la distribution du lait s’effectue sans contrôle et surtout soit que les Maires ne délivrent pas de cartes de lait, ou qu’ils ne se conforment pas aux prescriptions du règlement n°4. En conséquence, je vous demande :

  • de faire vérifier dans toutes les communes si les règlements relatifs à la délivrance des cartes de lait sont respectés.
  • de prendre les mesures nécessaires pour que les propriétaires de vaches laitières, autorisés à vendre du lait entier, ne délivrent du lait entier que contre remise de la carte de lait et qu’ils rendent compte mensuellement au Groupement Laitier en lui faisant parvenir les cartes reçues. La négligence apportée dans le Département du Finistère à l’observation de ces prescriptions ne saurait être tolérée plus longtemps.

Il serait d’ailleurs souhaitable que l’Administration française sauvegarde son crédit sans l’intervention des Forces d’Occupation et qu’elle fasse elle-même respecter les lois françaises ».

Ouest-Eclair a fait état de nombreuses condamnations pour non respect de la réglementation :
« Une ménagère de Quimper est poursuivie pour avoir acheté du lait sans remettre de tickets, et une commerçante pour lui avoir livré ce lait. Toutes deux ont été condamnées à 16 francs d’amende avec sursis. »
« Trois cultivateurs de Ploaré et Kerlaz sont prévenus d’avoir livré du lait entier à leurs clients sans leur demander les tickets correspondant à la quantité de lait livré. Leur avocat, Maître Le Coz fait remarquer qu’il ne s’agit pas de vente de lait sans tickets, mais uniquement de transport sans tickets. En effet, le supplément de lait pour lequel ils n’étaient pas en possession de tickets devait être livré à des clients occasionnels contre remise de tickets. Après déposition de l’inspecteur du contrôle qui dressa procès-verbal, les trois cultivateurs sont condamnés chacun à 16 francs d’amende ».
(Journal daté du 26 février 1941).

François Ac'h.

 

Dossier réalisé par René Danion et François Ac'h - Keleier 72 - mars 2012

 

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