En revenant de Kerdévot, par Léon Le Berre (Abalor)

Ce texte est tiré d’une nouvelle intitulée « En revenant de Kerdévot », dans le recueil Fleurs de Basse-Bretagne écrit par Léon Le Berre. Léon Le Berre, alias Abalor, est né à Kervao à Ergué-Armel le 30 septembre 1874 et décédé à Rennes en 1946. Il fait des études de lettres et de droit à Rennes. Il commence sa carrière de journaliste à l’Ouest-Eclair et est intronisé barde en 1901, sous le nom d’Abalor (le fils de St Alor, patron d’Ergué-Armel). Successivement, il dirigea les revues L’Arvor, Le Courrier Morbihannais, et l’Union maritime et agricole. Il finit sa carrière comme chroniqueur judiciaire à l’Ouest-Eclair. Il a écrit une dizaine d’ouvrages en breton et en français. 
 
Le spectacle était vraiment imposant sur le placis. A la lueur des lanternes ou des cierges que tenaient les pèlerins, Mariannik et sa compagne purent voir une multitude de gens, de tous les costumes. Ici, une gracieuse fille de Scaër considérait d’un œil un peu moqueur le lourd costume des femmes de Pont-l’Abbé aux mîtres orientales. Là des « Glaziks » et des Elliantais aux broderies jaunes différents d’habits, mais unis dans les mêmes invocations à la Vierge puissante de Kerdévot, oubliant d’ailleurs pour un moment les disputes de clans, se pressaient pour entrer dans l’église. Et près de la porte, c’était comme un moutonnement de têtes d’hommes et de coiffes blanches, où scintillaient les lueurs vacillantes des cierges, allant tomber comme des gouttes de feu dans l’océan de lumières qui inondaient la chapelle.
Un moment la veuve craignit pour son corsage noir les tâches de cire ! « Restons ici dehors, à l’entrée, dit-elle.
— Point ! fit Mariannik, allons là-bas tout au haut ! »
Et en franchissant le seuil elles se frayèrent un passage, écartant de la main les cierges dont les gouttes odorantes menaçaient leurs vêtements, et par des prodiges de stratégie elles arrivèrent, dépassant l’endroit réservé aux femmes, à l’entrée du chœur.
Elles restèrent bien une grande heure en prière sans que le sommeil les prît, sans que les allées et venues de la foule leur fissent faire un mouvement. Que disait Mariannik à la mère du Christ ?
Elle lui disait son amour sans espoir, elle la conjurait par les Sept Douleurs d’avoir pitié d’elle. Elle la priait par l’affection maternelle qu’elle avait pour le « mabik Jésus » de mettre un peu d’affection pour elle au cœur de Fanch, de ne pas la laisser ainsi méconnue et oubliée de celui qu’elle aimait.
Et comme elle regardait le riche retable en sa vitrine de verre, elle crut voir sur la figure de la Madone un sourire de pitié et de miséricorde. Le reflet des cierges inondait de clarté le visage divin, et Mariannik y vit l’espérance d’un avenir meilleur.
Rapidement, elle se signa et fit signe à Katell. Toutes deux s’étant levées, mirent au plat de cuivre une pièce de monnaie, et se frayant à nouveau un chemin à travers les pèlerins, elle sortirent du saint lieu.
La lune brillait dans un ciel nuageux ; la jeune fille entraîna sa compagne à travers champs jusqu’à la fontaine sacrée, quelque peu éloignée du placis. Elle voulait, en laissant tomber dans l’eau limpide l’épingle de sa coiffe, connaître enfin son sort, selon une touchante coutume bretonne qui attache à la manière dont descend l’épingle une importance capitale pour le mariage.
En arrivant dans la prairie, où jaillit l’antique fontaine, reste vénérable d’un culte disparu que le christianisme sut conserver chez les peuples celtiques, les deux femmes virent un rassemblement de jeunes hommes se passant de main en main l’écuelle remplie d’eau. La lumière falote de la lune éclairait ce poétique tableau, blanchissant la niche de granit, plaquant des reflets d’argent dans l’onde de la piscine, que troublait seule parfois le puisage de l’eau dans les écuelles et les bols des vieilles femmes.
Au moment où Mariannik et Katell s’approchaient du groupe, l’un des hommes se retourna et, les ayant reconnues, s’en vint vers elles, un peu gauche et gêné : 
« Ah ! vous voilà, dit-il. Ma Doué ! je disais comme ça aussi, que...». Il bredouilla et ne put continuer. Katell eut un petit rire moqueur, vite réprimé, et lui dit : 
— Certainement, nous voilà ! Mais qu’est-ce que cela peut vous faire, puisque les femmes vous importent peu ?
— Ca c’est vrai, dit-il bêtement. Avec un air de chien qu’on fouette, il s’éloigna avec ses compagnons qui n’avaient rien vu de la scène et les deux femmes achevèrent tranquillement leurs dévotions...
 
Ci contre : Léon Le Berre et couverture de Fleurs de Basse-Bretagne, par Léon Le Berre, publié en 1901 à Rennes.
 
 

 

Dossier (textes et photos) réalisé par Bernez Rouz - Keleier 81 - janvier 2014

 

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