Un procès inédit sous le régime de Pétain

Palais de justice de Quimper_Coll. Musée de BretagneLe 25 avril dernier, Ouest-France rapportait dans ses pages un des grands faits divers qui ont marqué l'histoire judiciaire. A Ergué-Gabéric, le dimanche 3 août 1941, Roger Morvan tuait sa sœur Marie-Renée. Elle venait de "se moquer de lui". C’est le premier procès aux assises du Finistère après la modification du jury populaire par Pétain. Nous reprenons ici in extenso le texte de Pierre Fontanier.

« C’est l’histoire d’un mal-être paysan » résume Annick Le Douget, historienne de la criminalité en Bretagne. Dans la fraîcheur granitique de sa maison fouesnantaise, la passionnée déroule avec ferveur l’histoire d’un fratricide intervenu dans un contexte judiciaire inédit. Dimanche 3 août 1941 dans l’après-midi. Au cœur de l’été et de la guerre, le Dr Renault est appelé à la ferme des Morvan en Ergué-Gabéric. Marie-Renée, 55 ans, aînée d’une fratrie de trois enfants, vit avec ses deux frères, Alain, 53 ans et Roger, 50 ans. Tous trois sont agriculteurs. Marie-Renée vient de mourir. Les frères expliquent qu’elle aurait chuté. Mais face à ses blessures, aux ecchymoses et aux marques sur le corps de la quinquagénaire, le médecin refuse de délivrer le permis d’inhumer. Il prévient les gendarmes de Quimper. Les frères confirment la thèse de l’accident : leur sœur aurait chuté d’une échelle et serait tombée sur la nuque, avant de décéder de ses blessures. Mais ils se contredisent. Alain décide de dire la vérité. Roger finit par péniblement reconnaître. Il est cuisiné par le chef de brigade Denniel et les gendarmes L’Escop et Bernard. Ce dimanche-là, les deux frères rentrent de leur travail au champ vers 14 h. Après le déjeuner, Roger demande à Marie-Renée de lui apporter une chemise propre. Elle lui rit au nez et l’invite à se débrouiller lui-même, peut-on lire dans l’acte d’accusation. Une énième dispute éclate : vivre entre frères et sœurs célibataires n’est pas simple. Il la gifle, elle chute, se relève et part dans la cour. Il la gifle à nouveau et lui donne des coups de bâton. Avant de lui en infliger d’autres, sous l’arbre du verger où les deux frères l’ont transportée. Elle tombe dans le coma. Pour la cacher des voisins, ses frères la déplacent dans sa chambre. Elle rend son dernier souffle une demi-heure plus tard.

« Cette affaire intervient dans un contexte judiciaire inédit » : pour réduire le grand nombre d’acquittements (un tiers des accusés au XIXe siècle dans le Finistère et la moitié des affaires de coups mortels lors de la décennie précédente), Pétain réforme et renforce la répression. Les jurés d’assises passent de douze à six*. Et, « surtout, jurés et magistrats prennent désormais leur décision ensemble. Car jusque-là, les jurés décidaient seuls de la culpabilité ou non. Les magistrats fixaient ensuite la peine. Mais en cas de non-culpabilité retenue par le jury, il coupait l’herbe sous le pied des juges, contraints d’acquitter. Avec cette loi, la justice n’est plus l’expression du peuple souverain. » Le garde des Sceaux, Joseph Barthélémy, estime que cette loi n’est « pas destinée à supprimer le jury, mais lui enlever son venin ». Elle s’applique dès le 1er janvier 1942 : le 6, Roger Morvan essuie les plâtres dans le Finistère. L’ambiance s’en ressent : les jurés craignent d’être manipulés par les magistrats. L’audience est présidée par M. Bouriel, conseiller de la cour d’appel de Rennes, l’avocat général est M. Trensz et Me Bastard assure la défense de Roger Morvan. Sa reconnaissance timorée le rend antipathique : « Son absence de compassion montre le poids de ses rancœurs. » Mais ses « renseignements » d’ancien soldat en 14, évadé d’Allemagne dans des conditions rocambolesques, plaident en la faveur de ce héros local et contre sa sœur, à la réputation de simplette et d’alcoolique. Il est tout de même condamné à cinq ans de prison pour coups mortels. Roger Morvan est mort avec au moins 200 autres prisonniers dans les bombardements par les alliés américains de la maison d’arrêt de Mantes-la-Jolie, le 30 mai 1944. Avant de quitter ce monde en 1951, son frère Alain est resté à la ferme et s’est marié en 1946 à Ergué-Gabéric, survivant au mal-être paysan qui a décimé sa fratrie.

*Nombre de jurés aux assises : 12 jusqu’en 1942, puis six de 1942 à 1945, 7 jusqu’en 1958 puis neuf jusqu’en 2012 et six depuis 2012.