Inhumation foraine d'un sonneur en 1729

 
C’est en consultant les registres paroissiaux d’Ergué-Gabéric que M. Henri Chauveur, membre d’Arkae, et généalogiste aguerri a relevé ce récit d’une mort peu catholique aux yeux du recteur Jean Edy qui signe au bas de l’acte.
M. Chauveur a complété sa trouvaille par des données à l’intention d’autres généalogistes d’Arkae qui auront peut-être des éléments à apporter sur les personnages ou les événements évoqués.
 

Le chemin de l'enfer ou le suicide du sonneur

Ce jour, 29 janvier 1728.
En vertu de la permission de monsieur le juge criminel, le procureur du Roy du présidial de Quimper dudit jour 29 janvier 1728 a été inhumé par moy soussignant, hors des lieux saints dans une fosse faite exprès et bénite conformément au rituel, vis à vis près de la croix de Kergaradec, le corps de Hervé Riou âgé d’environ 60 ans, mort au village de Kernaon, où ayant été appelé pour sonner a une noce, plusieurs des conviés qui nous ont dit que y avoit bu avec beaucoup d'excès. Il déboucha le four du village qui avoit été chauffé le jour précédent, le dit jour, le même [Hervé Riou] pour s’y mettre, d’où il fut extrait par plusieurs des conviés qui nous ont dit affirmé en présence desquels il expira peu de temps après, sans pouvoir parler ni avoir aucune connaissance. Le p(résent) cadavre, nous avons jugé a-propos d’inhumation dans la fosse, attendu son genre de mort extraordinaire, l’abus et le mépris qu’il a fait pendant les dernières années de sa vie des principaux devoirs de la religion, quoiqu’il luy été fait dans différents temps plusieurs remontrances salutaires de la part de l’abbé de Lahaye titulaire de cette paroisse, comme le dit sieur abbé nous l’a affirmé.
Le dit enterrement en présence d’Hervé Riou fils du défunct, de Laurent Le Corre, de Pierre Claude, de Maurice Le Barz et autres.  
Signé : Edy : Recteur d’Ergué-Gabéric
Relevé sur le registre des BMS de 1682 à 1729 : Commune d’Ergué-Gabéric
 
Keleier arkae n°23
 
 

Inhumations Foraines

Suite à la publication dans notre Keleier n°23, du document découvert par M. Chauveur, rapportant la mort étrange et l’inhumation d’Hervé Riou, le Père Castel a aimablement accepté d’apporter un complément d’information sur les inhumations dites « foraines », c’est à dire en dehors des cimetières.
 
« Les lecteurs des Keleiers de novembre et de décembre 2002, ont été intéressés par le récit de l'inhumation d'Hervé Riou au pied de la croix de Kergaradec le 29 janvier 1729. Frappés par son caractère particulier, la question s'est posée de savoir si ce procédé d'inhumation foraine, c'est-à-dire, en dehors des lieux coutumiers, a été courant dans le passé.

Reconnaissons tout d'abord que les pratiques de la sépulture chrétienne ont évolué depuis les origines. Dans les premiers siècles, les fidèles n'innovant en rien sur ce sujet, se sont conformés à la loi romaine des XII Tables qui interdisait d'ensevelir les morts à l'intérieur des murs des cités. Les cimetières chrétiens étaient donc, comme les autres, situés hors des agglomérations, principalement au long des voies qui les desservaient.
Il a fallu attendre le temps des invasions barbares pour voir, par mesure de protection, se dessiner la pratique de porter le corps des défunts dans les cités, à l'intérieur même des églises ou immédiatement autour dans des cimetières. Un tel usage, vite généralisé, aura tendance à s'imposer pour des raisons spirituelles, les défunts participant ainsi de près aux prières et aux suffrages des vivants.

Néanmoins, on ne peut s'en tenir à une vue simplificatrice dans sa généralisation. Au fil des siècles, et selon les contrées, la règle énoncée a été loin de faire l'unanimité. Ainsi, s'est perpétuée durant tout le Haut Moyen Age, et après, l'habitude d'enterrer dans les jardins ou au pied des croix de carrefour. On en a un témoignage dans la protestation émise en 1128, par Jean, évêque de Saint-Brieuc. A l'occasion de la consécration de l'église et du cimetière de Notre-Dame devant le château de Jugon, il interdit d'ensevelir les corps des défunts de cette citadelle aux croix des carrefours et en tout autre endroit qui ne possède pas le statut de cimetière.

Au siècle suivant, le pape Innocent III recommande comme non raisonnable l'usage d'enterrer dans des lieux « nouveaux, moins religieux ». On en déduit que cela se faisait un peu partout dans la chrétienté. Ainsi, les interventions, tant épiscopale que papale, confirment qu'en marge des sépultures ecclésiales et cimétériales, existaient des inhumations « sauvages », disséminées au gré des personnes et des circonstances.
Dans un tel contexte, l'insistance sur le regroupement des morts a pour objectif de socialiser des populations éparpillées à travers un territoire rural où les moyens de communication étaient souvent rudimentaires. Rapprocher les morts devient une manière de souder une communauté.

En Finistère nous pensons avoir l'attestation d'une inhumation foraine qui, à en juger par le style du monument, peut remonter au Xlle siècle. Elle est fournie par la croix de pierre, croix relativement isolée dans la campagne de Bourg-Blanc. La croix de Kerviliou (Atlas des Croix et Calvaires du Finistère, n° 93), située à peu de distance du hameau de Lagaduzic, se dresse sur le bord de la route qui monte de Bourg-Blanc à Plouvien. De facture simple, monolithe, la place habituelle du crucifix est occupée par une petite croix pattée légèrement en relief. L'intérêt de ce petit monument réside dans son revers. Sur toute la hauteur du pal se déroule une inscription latine de quatorze lignes en onciales gravées en creux. Elle indique de toute évidence qu'il s'agit d'un monument funéraire : PVNC / TA / FVI / PRO /AMI / MA : / MAV / RICII / FILII :/GVI/DO/NIS/ ANNO /DNI. (J'ai été taillée pour l'âme de Maurice fils de Gui, l'an du Seigneur). C'est évidemment la croix qui parle et dit, à qui sait lire, pour qui elle a été faite. On ne peut, certes, savoir à moins d'entreprendre une fouille si c'est ici le lieu de la sépulture de Maurice, fils de Gui. La pierre pourrait être un simple monument commémoratif. De toutes façons, se rapportant à une inhumation, elle se trouve à l'écart de tout lieu bénit « hors des lieux saints » spécialement réservés à cet effet.

La coutume d'inhumation foraine, bien que l'information documentaire soit décevante, semble être moins rare qu'il ne paraît. Le 4 avril 1647, le père jésuite Briséion, missionnaire alors en poste à Cléguérec demande dans une lettre à l'archidiacre René Gouault la création d'une nouvelle trêve pour le village des Salles. Il avance, entre autres considérations, de « pourveoir à la sépulture des morts, que l'on enterre dans les grands chemins, quand ils n'ont pas de quoy se faire porter si loing ». (Alain Croix, La Bretagne au XVIe et XVIIe siècles, tome II, p. 1006 et 1007). Voilà donc une preuve patente d'inhumations foraines.

En plus des inhumations aux croix ou « dans les grands chemins », ce qui, paradoxalement rejoint une pratique chrétienne primitive, mais en dehors de son contexte, se sont créés des cimetières forains en temps d'épidémie, pour éviter autant que faire se pouvait la propagation du fléau. A Locmaria-Plouzané, dans le Léon, l'épidémie de peste qui sévit du 20 mai au 3 novembre 1640 fait cinquante-trois victimes. Pour les ensevelir on creuse des fosses à distance du bourg dans le champ appelé Parc an ltroun Varia qui appartenait à la fabrique. En souvenir de quoi on dressera sans tarder un oratoire dédié à saint Sébastien, un des saints anti-pesteux, au lieu où se dresse aujourd'hui l'édifice qui date de 1862.

Il est possible que les croix dénommées « Croas ar Vossen, « croix de peste » situées à faible distance de certains bourgs, signalent des lieux de sépultures anonymes. Ainsi à Plouézoc'h, les mots Groas A Vocen, s'inscrivent sur la croix foraine datée de 1621. A l'ouest du bourg de Ploumoguer, au lieu-dit Ty-Guen, Croas ar Vossen se dresse dans un petit enclos qui pourrait être le cimetière réservé aux pestiférés.

Sans prendre en compte aveuglément les traditions locales qui affirment sans nuance que les croix de chemin signalent nécessairement des sépultures, il y aurait intérêt à se pencher de plus près sur le phénomène en élargissant un début d'enquête provoquée par la croix d'Hervé RIOU érigée en 1729. »
Yves-Pascal Castel,10 janvier 2003 - Keleier Arkae n°30