Marianne Saliou parle des papeteries d'Odet

Au début de l'année 1979, la Commission extra-municipale de recherches historiques d'Ergué-Gabéric a aussi recueilli le témoignage de Marianne Saliou sur magnétophone et retranscrit ce récit dans le bulletin municipal de janvier 1981. Née à Stang Venn en 1899, Marianne Niger est entrée adolescente à l'usine Bolloré, en 1915. Ses grands-parents eux-mêmes avaient travaillé à la papeterie du temps de Nicolas Le Marié, c'est-à-dire avant 1860. Ce témoignage, très complet, est donc particulièrement précieux. C'est pourquoi nous le reproduisons en intégralité.

 

Marianne Niger-Saliou, ouvrière de la papeterie d'OdetJe suis née à Ti Ru en 1899. J'avais 5 frères et sœur. Ma sœur Josèphe est née dans la petite maison du bois, là où habitait Lann Niger. La maison était occupée par les familles Rannou, c'est-à-dire ma mère et sa mère qui était veuve.
Mes grands-parents ont travaillé à l'usine Bolloré. Ils n'ont pas fait la fondation, mais presque. C'était du temps de Le Marié. J'ai toujours leurs médaillons de travail et ceux de mes parents.
Mon grand-père est mort à son travail. Il était charretier et envoyait le papier de l'usine à Quimper jusqu'au train. Le charbon et les chiffons venaient de la même façon, dans des petites charrettes. Un jour, sur le chemin du retour, il était fatigué et monta sur la charrette, au lieu de marcher. Il s'est sans doute endormi. Toujours est-il qu'il est passé sous les roues de la charrette et qu'il a été tué. Plus tard, c'est Tanguy qui est venu faire le charroi avec une plus grande charrette.
Du temps de ma mère, les femmes amenaient leurs enfants travailler à l'usine. À la chiffonnerie, ils pouvaient ramasser les chiffons. On gagnait plus ainsi, parce qu'on était payé à la tâche. C'était dur de ce temps-là. À la chiffonnerie, les femmes coupaient la corde avec des hachettes.
À la machine à papier, il n'y avait pas de rouleau sécheur de ce temps-là. Les femmes faisaient sécher le papier qui était épais sur la lande et les branches des arbres. Il fallait le surveiller. Quand il pleuvait, on le ramassait.
Grègor, mon père, était coiffeur-barbier à Ti Ru. Une des filles de M. Bolloré, Mme Belbeoc'h, l'a soigné lorsqu'il a cassé son bras. Cette femme avait un fils qui a été recteur de Sainte-Thérèse. Quand leur père, René Bolloré [René Bolloré I], est mort, elle et sa sœur se sont retirées de la succession de l'usine pour laisser leur demi-frère, René Bolloré [René Bolloré II] aussi, prendre en main l'usine. Elles ne sont jamais revenues à Odet. Seule, une fille de Mme Belbeoc'h est venue me voir un jour pour me parler de mon père.
Quand on était gosses, on allait jouer à la grotte des nains (Loc'h ar c'horiked). Il paraît qu'il y avait des nains et qu'il fallait leur faire à manger au moulin du Moguéric. Tous les jours, on leur faisait une soupe. Mais un jour, on a oublié et les nains sont partis.
Chez nous, on tuait un cochon tous les ans. Le dimanche, on cuisait la soupe, un morceau de lard et un morceau de bœuf qui venait de chez Bernard, avenue de la gare à Quimper. On allait chercher la viande à Ti Ru, où quelqu'un nous l'envoyait. Les autres jours, c'était la bouillie d'avoine et des galettes le vendredi. De temps en temps, Josèphe venait à pied de Tréboul et amenait du poisson dans une petite charrette à bras. Un merluchon assez grand coûtait 22 sous. On en achetait un entre deux familles. Le ragoût, des fois, était bijorig. Il n'y avait pas de viande du tout avec, seulement des patates trempées dans la sauce. Le pain, c'était du pain noir qu'on laissait sur la table, enveloppé dans une nappe. On ne buvait pas de cidre, ou rarement, mais on faisait de la piquette.
À Lestonan, il y avait une boulangerie qui appartenait à un Le Naour du bourg. Celui qui s'occupait du dépôt de Lestonan s'est marié à une fille de Laz. La maison a brûlé. Ensuite, en 1912, est venu Germain Guéguen qui apportait du pain à Ti Ru avec une charrette à bras. Avant, c'était Le Naour qui venait du bourg avec une charrette vers la fin de la semaine.
Chez Marguerite, il y avait un four où on faisait cuire le pain noir. C'est un Hémon de Langolen qui s'occupait du four. Il a été tué à la guerre. Après, ce sont des Rannou qui sont venus. Et ensuite, Per Rospape.
À Ti Ru, il y a eu trois commerçants qui se sont succédés. Au début, une famille avait acheté la boutique qu'ils avaient transformée en mercerie-épicerie. Ils n'ont pas pu tenir. Après, le père d'Armand Gourmelen, Youenn, est venu. La femme de Youenn était très commerçante. Mais ils ont dû partir à cause d'une histoire à l'usine. Les ouvriers avaient demandé de l'augmentation et fait une pétition. Comme peu savaient écrire, ça n'avait pas été difficile de découvrir les noms de ceux qui avaient fait la liste. Et ceux-là ont été punis. Les Gourmelen ont été renvoyés de Ti Ru. Après eux, ce sont des Rannou qui sont venus.
La première maison à être construite à Lestonan, c'est celle de Marianne Huitric, où habitaient des Bertholom ; dans cette maison, il y avait un petit commerce. Chez Joncour, j'ai vu faire la maison ; elle a été construite par un Guéguen. À Kerhuel Vian, où habitaient les Douguet, c'était une petite ferme. À Ti Koat, il y avait aussi un petit commerce où on envoyait à cuire son pain noir toutes les semaines. À l'usine, il y avait la maison de Lann Niger et les vieilles maisons à l'emplacement des garages actuels ; huit ménages habitaient dans deux maisons, chaque famille ayant une seule pièce.
De ce temps-là, c'était la misère. On ne touchait rien de nulle part. Grand-père disait d'envoyer les enfants à l'école, surtout les garçons. Mon frère Pierre, l’aîné, apprenait bien. Il a eu son certificat à Ergué ; après, il a été au Likès, à Quimper. Moi, j'ai été quelque temps à l'école à Lestonan. Ensuite, j'ai été en pension chez les sœurs au bourg.
Avant la guerre, on avait des amusements sains. Nous autres, on était une grande bande. Souvent, on allait faire un tour jusqu'à la route de Coray et quelquefois, en revenant, on s'arrêtait chez Chann Deo, où il y avait un piano mécanique. On dansait. À la fin du compte, on partait souvent pour Briec chez la tante Malouche, où il y avait un autre piano. On faisait la route à pied, bras dessus bras dessous, en chantant.
Le dimanche matin, on allait à la messe à l'usine. La chapelle était plus petite que maintenant. Il fallait être de l'usine pour y aller. Seuls les fermiers qui donnaient leurs terres pour chasser avaient aussi le droit d'y entrer.
J'avais 15 ans, en juin 1915, quand je suis rentrée à l'usine. Lorans (Laurent) Ar Gall m'avait demandé d'aller travailler. Mon père ou ma mère avait dû lui dire que j'aurais été contente d'aller à l'usine. De ce temps-là, c'était facile de rentrer. On avait toujours besoin du monde. Le premier jour, je devais commencer mon travail à minuit et finir à midi. On travaillait 12 heures par jour pendant la guerre. À l'usine, il n'y avait que des femmes, des vieux et des jeunes.
Le premier mois que j'ai touché, ça faisait 75 francs. Ma mère m'avait dit que, pour la première fois, je pouvais garder mes sous. J'ai donc été à Quimper, où j'ai acheté une montre et une chaîne en argent chez Seznec, une paire de souliers, une blouse. J'avais mis presque tous mes 75 francs dans ces achats. J'ai toujours la chaîne et la montre. Douze heures à travailler, c'était long. À la fin, on ne pouvait plus manger. Le sommeil nous prenait. On avait le droit au café. On le buvait dans le pot à café, qu'on chauffait en bain-marie dans un seau d'eau chaude.
Quand je suis entrée à l'usine, on faisait la petite bobine de 1200 mètres. Il fallait transporter les rouleaux pour traverser la cour et monter un escalier en pierre. Les hommes qui travaillaient avec nous essayaient de nous faire travailler plus. Ils avaient deux sous en supplément pour chaque rouleau. Lorans ar Gall, qui n'était pas parti à la guerre, passait chaque matin pour voir si ça allait.
Il n'y avait qu'une seule machine au début, mais la deuxième est venue avant la guerre. Elle a dû tourner en 1912. M. Rolland avait été voir cette machine en Allemagne. Elle a été mise devant le château. La première était plus petite, elle était où est la huit maintenant.
On déposait avec des charrettes les chiffons là où est l'église maintenant. Les bonnes femmes de la chiffonnerie venaient les chercher. Elles les mettaient sur leur dos dans de grandes serpillères. On ne voyait que leurs jambes qui marchaient, tout le reste était caché par les serpillères.
Après la guerre, les hommes sont revenus petit à petit. On ne savait plus où mettre à travailler les bonnes femmes. On nous a envoyées à décharger les chiffons et à faire toutes les corvées, les nettoyages dans l'usine, les carreaux, le ramassage des feuilles mortes, les jardins de Mme Bolloré.
En 1922, on a retravaillé aux bobines parce que le travail des hommes n'était pas aussi soigné. Tin ar Pap était chef chez nous. Pour alors, on ne faisait plus que 8 heures dans la journée. On travaillait de 5 à 15 heures ou de 1 à 9 heures.
J'ai été aussi marquée les caisses de Cascadec qui venaient à la gare de Quimper. On allait là-bas à pied. On mettait les caisses de Cascadec avec celles d'ici pour faire une expédition. C'était du temps où le papier à cigarettes allait en Amérique. Les deux usines travaillaient ensemble pour aller plus vite. Quelquefois, on mettait 40 caisses de Cascadec avec 60 d'Odet pour faire 100.
En 1922, c'était aussi le centenaire. Il y a eu des choses. Ça marchait bien à l'usine. Pendant la guerre, ils avaient trouvé les Américains et ça avait démarré. Ce n'était plus l'usine de l'ancien temps.
Moi, j'étais de noce. On avait envoyé Le Botrel qui avait composé une chanson sur le centenaire. Tout le monde avait mis son plus beau habit. Mail (Marie) Kergoat et Catherine Saliou avaient mis des habits très vieux. Mail Kergoat avait été chercher le sien à Briec. Elle était bien.
C'était quelqu'un de Nantes qui organisait la fête. Il y eu beaucoup de bonshommes saouls. Pendant longtemps après, on a trouvé dans le bois de l'usine des bouteilles vides.
M. Bolloré était assez donnant. Il avait tellement de choses. Après le centenaire, on a fait, tous les ouvriers de l'usine, la descente de l'Odet. On a mangé à Bénodet dans un hôtel. Chaque année, le premier de l'an, on allait souhaiter la bonne année aux Bolloré. On avait droit à une piécette ou le coup de rhum pour les hommes. Une fois, on nous fait voir le petit René-Guillaume Bolloré [René III]. On lui disait "pouffig" parce qu'il était gros comme tout.
Au début de son mariage, René Bolloré est allé habiter où était le concierge et Pierre Eouzan. Le premier fils, René-Guillaume, est né dans cette maison.
M. Bolloré s'est marié en 1911. Il y avait de la neige pour la fête, qui était organisée par les Quelven. Il s'était marié deux ou trois mois avant avec une demoiselle Thubé, de Nantes.
Tout le monde, même ceux de Cascadec, avait pris son char-à-bancs jusqu'à la Croix-Rouge. Ils [les mariés] sont arrivés en voiture découverte. Elle avait un grand chapeau, Mme Bolloré. On les a suivis jusqu'à l'usine. Avant qu'on ait fini le repas, M. Bolloré était porté en triomphe sur les épaules de Lorans ar Gall et de Ren Rannou.
Mr. Bolloré avait dit que ceux qui avaient travaillé cinq ans à l'usine avaient droit au mois double. Certains, les plus anciens, ont eu même trois mois.
Pour le travail, M. Bolloré était dur. Il dormait mal et je me rappelle l'avoir vu à l'usine pendant la nuit secouer les gens et leur dire "toi, tu dormais". Il ne fallait pas répondre. Il aurait dit des sottises, mais il ne restait pas fâché.
M. Bolloré aimait aussi faire des tours. Il allait pêcher Ia nuit avec des lampes et des filets en compagnie du garde, qui faisait tout ce qu'on lui disait de faire. M. Bolloré l'appelait « Kergoat ». Il lui disait des fois de traverser la rivière tout habillé et lui donnait une récompense après.
Quand M. Bolloré était petit, il jouait toujours avec les enfants des ouvriers et des paysans du coin. Un jour, il est venu chez nous, alors qu'on faisait la bouillie d'avoine. Il avait demandé à manger avec les autres ; on ne savait pas quoi lui dire, mais il s'est quand même installé à table.