Les calvaires de René Bolloré

Nous n’avons pas de trace de patrimoine religieux dans le village d'Odet avant le XXe siècle. Les deux calvaires que l'on y trouve actuellement ont été importés sur les lieux. Celui du manoir d'Odet provient, suite à un achat de René Bolloré, de la commune de Scrignac. Pour celui de l'écluse, l'origine est plus incertaine. Les deux ont été reconstruits par des employés de la papeterie d'Odet, sous la direction de René Bolloré II.

 

Activisme religieux de René Bolloré

De 1905 à 1935, René Bolloré II (1885-1935) intervient fortement dans le domaine religieux :

  • En 1907, il finance le Likès.
  • En 1922, à Odet, il fait construire par l’architecte René Ménard une chapelle qu’il dédie à saint René. Il y fait dire des messes quotidiennes et récupère des œuvres d’art religieuses pour l’intérieur, dont une pieta.
  • En 1926, il fait reconstruire à Cascadec, en Scaër, une chapelle qu’il dédie à sainte Thérèse-de-l’Enfant-Jésus.
  • Il fait construire deux écoles chrétiennes à Lestonan en 1928 et 1929.
  • De 1927 à 1929, il envoie en plusieurs fois un don de 7 millions de francs à la sœur Yvonne-Aimée de Malestroit pour la construction d’une clinique attachée au monastère de Malestroit.
  • Lors de sa direction, il célèbre annuellement au manoir certaines fêtes du calendrier chrétien, dont la Fête-Dieu.

L’ensemble du bâti religieux lié aux papeteries Bolloré a donc fait l’objet d’une réappropriation personnelle.

 

Réaction au déplacement des pierres

Calvaire dOdet par Louis le Guennec Finistère Monumental IIILe calvaire d’Odet provient, avec certitude, de l’acquisition d’une ruine à Scrignac, « de ces contrées de la montagne où l’on pouvait, sans vergogne, se servir[1] » ; quant au calvaire de l’écluse, on suppose qu’il est originaire de la même commune. La vente de ces ruines aurait fait l’objet, selon Louis Le Guennec, de « commentaires émus[2] » dans la presse de 1925. On retrouvera ces articles de l’Ouest-Éclair et de l’Illustration sur le site Grand Terrier.

Quelques temps après l'achat et le déplacement, René Bolloré invite Louis Le Guennec, archiviste de la bibliothèque de Quimper, et Henri Waquet, conservateur du Musée des Beaux-Arts, à visiter les monuments restaurés. Louis Le Guennec relate cette visite dans son journal. Le keleier n°99 (décembre 2017) en contient des extraits : « Le matin, M. Bolloré nous invitait tous deux à aller voir la chapelle de Coat-Quéau qu’il fait rebâtir à Cascadec en Scaër […] Le soir, il a renouvelé son invitation, mais à M. Waquet seulement. Serais-je assez sot pour m’en dépiter ? ». Rappelant les articles de presse précédents, Jean-François Douguet décrypte la situation en note : « L’invitation de René Bolloré […] n’était sans doute pas désintéressée car le rachat de la chapelle et du calvaire de Coat-Quéau, en Scrignac, par René Bolloré fit quelques vagues dans les milieux culturels de l’époque et Henri Waquet n’y était pas étranger. En effet, c’est probablement lui qui est à l’origine de la parution d’un article paru dans le célèbre journal L’Illustration du 9 mai 1925 […] Par cette visite, René Bolloré voulait sans doute convaincre le rigoureux archiviste, amoureux des vieilles pierres, en lui montrant la qualité du déménagement et de la restauration des vieux monuments. Ce que, sans doute, Louis Le Guennec ignorait. »

Quoi qu’il en soit, comme le relève Jean Cognard, des articles ultérieurs seront plus en faveur de l’action de René Bolloré : Le Courrier du Finistère, en 1927, et L’Illustration, en 1928[3]. En 1929, René Bolloré a expliqué à Louis Le Guennec les motifs qui l’ont poussé à acquérir ce patrimoine. L’archiviste-historien rapporte ainsi les propos de l’industriel gabéricois dans son Finistère monumental (tome III) : « Tout cela était condamné à bref délai… je ferai le nécessaire pour que l’église subsiste encore à l’état de ruine pittoresque […] J’ai obtenu les autorisations requises du côté de l’évêché[4]. »

 

Le calvaire d’Odet/Coat-Quéau

Calvaire Coatquéau Odet Haut v2Il se trouve dans le parc du manoir Bolloré depuis 1925. Comme on l’a dit, il provient d’une ancienne église devenue chapelle, celle de Notre Dame de Coat-Quéau en Scrignac, qui date du XVIe siècle[5]. René Bolloré a acquis le calvaire et la chapelle en 1925 : la commune de Scrignac avait mis en vente publique leurs ruines pour 10 200 francs. Le tout était, semble-t-il, effondré depuis 20 ans. Après déplacement et reconstruction, la chapelle renaît près de l’usine de Cascadec à Scaër, à 40 km de son lieu d’origine, en 1926.

Quant au déplacement du calvaire, il aurait nécessité, selon Louis Le Guennec, l’intervention d’une équipe de vingt hommes munis de palans différentiels. Il fut ensuite restauré avec l’aide du chanoine Abgrall. Le Guennec décrit l’état des statues avant la restauration : « Le Christ et les deux larrons sont tombés, jetés bas par la tempête ou le vandalisme. M. Bolloré m’en montra les débris, parmi lesquels le torse du Bon Larron, fixé à sa croix par de solides cordes. »

Dans un travail universitaire effectué en 1993, Joëlle Le Saux décrit ainsi le calvaire : « De style Renaissance, ce calvaire élancé du XVIe siècle est composé d'un emmarchement circulaire de cinq degrés, le socle également circulaire supporte le fût bosselé. [...] Sur le socle, on peut voir deux personnages en kersanton, un Ecce Homo et sainte Madeleine agenouillée. Celle-ci, la tête rejetée en arrière, contemple le Christ. Le croisillon portant les trois croix supporte dix personnages en kersanton. Le chapiteau est décoré d'une frise d'oves et porte une inscription MG LE SAUX LORS G. Cette inscription, complétée par la date 1560, se lit Maître Guillaume Le Saux alors gouverneur. Le terme gouverneur peut avoir deux significations : soit il équivaut aux termes fabrique ou fabricien, soit il désigne une chapelle sans fondateur, entretenue par les fidèles. De chaque côté, deux bustes soutiennent la console formée par le croisillon, ces cariatides sculptées stylistiquement sont également en kersanton. Parmi les dix personnages présents, on trouve entre autres les deux larrons sur leurs gibets en forme de T. Les larrons sont attachés par des cordes, selon la règle établie. Le mauvais larron détourne les yeux du Christ, tandis que le bon larron lève le visage vers lui. En signe de pardon, le Christ penche la tête vers le bon larron. Celui-ci a les jambes ramenées et attachées de l'autre côté de la croix, d'une façon particulière. Deux scènes sont représentées sur la console : [d’un côté] une déposition de croix et de l'autre côté trois personnages. La déposition de croix est constituée d'une piéta. La Vierge portant le Christ dans ses bras est ici représentée en Vierge de douleur, des larmes coulent sur son visage grave. La Vierge est accompagnée de saint Jean, selon la tradition, et d'une sainte femme en voile qui se trouve à sa droite. Devant, sous la crucifixion, on peut voir trois personnages. Au centre un moine lisant un livre ; saint Quéau ou Kew, qui est le patron primitif de Coat-Quéau. Une sainte priant, revêtue d'une tunique et d'un voile, et enfin un chevalier, genoux à terre, levant ses yeux vers le Christ et portant sa main droite au cœur. […] Au revers une Vierge Mère à l'enfant repose sur un socle, juste au-dessus de la piéta, il s'agit de Notre Dame de Coat-Quéau. Deux anges ailés recueillent le sang du Christ, ceux-ci ont été sculptés lors de la restauration, ils reposent sur deux socles, visibles à droite et à gauche de la croix du Christ. Le socle de Notre Dame de Coat-Quéau et ceux des anges marquent une séparation, amplifiée par un chapiteau situé au milieu de la croix du Christ. Un écusson sur le chapiteau rappelle l'origine de ce calvaire, on peut voir quatre blasons d'armes seigneuriales, parmi lesquelles on trouve les trois pommes de pin de la famille de Tresiguidy, qui possédait autrefois le manoir de Coat-Quéau. Cette famille a sans doute commandité ou participé au financement du calvaire[6]. »

 

Le calvaire de l’écluse

Calvaire de lécluse entier zoomCe second calvaire, « calvaire de l’écluse » ou « calvaire de Stang Luzigou », se trouve au bord du chemin qui longe le canal menant à l’ancienne écluse. Ce canal avait été construit pour les papeteries et les alimentait. Le lieu en lui-même, Stang Luzigou (28 ha), appartenait à la famille Bolloré, avant de devenir propriété du conseil général et "bois départemental" en 1983. Le village a été habité par des ouvriers de la papeterie.

Réalisé au XIXe siècle, le calvaire provient peut-être de la commune de Scrignac, comme la chapelle de Cascadec en Scaër et le calvaire d'Odet. Ses pierres auraient été déplacées et restaurées par René Bolloré II. Gaëlle Martin note, dans une visite guidée du calvaire, que René Bolloré, grand amateur de patrimoine, était coutumier de ces déplacements. Son fils, Gwenn-Aël, relate dans ses mémoires une anecdote à La Trinité-Surzur : en y passant, René Bolloré aurait voulu acheter la fontaine du village.

Dans un article consacré au calvaire, Jean Cognard, se basant sur l’inscription du fût, émet une autre hypothèse sur l’origine du calvaire : « Le calvaire a été dédié en 1815 à un couple Le Core-Le Guillou de Penhahars, lieu-dit attesté de la commune de Leuhan, et sans doute a été leur propriété. […] Des recherches généalogiques ont permis de retrouver les traces des deux personnes citées qui en l'occurrence étaient mari et femme. Les relevés du Centre genéalogique du Finistère font état des baptêmes et du mariage d'Yves Le Core et de Marie-Isabelle Le Guillou à Leuhan : […] 10/01/1802 (20/Nivo/An10), Leuhan (Pays : Châteauneuf), mariage de LE CORE Yves, fils de Germain Louis et de KERVRAN Marie, et de LE GUILLOU Marie Izabelle, fille de Jean et de LAZ Marguerite. Yves Le Core avait donc 34 ans en 1815, il est bien né à Penhars ou Penhahars, lieu-dit attesté de la commune de Leuhan. Il était probablement tailleur de pierres et aurait dédié cette pierre à son épouse Marie Isabelle Le Guillou[7]. » 

Le fût mesurant environ 1 mètre supporte un groupe de statues compact. Au centre, se détache une croix brisée portant un Christ dont il ne reste plus que le bassin et les jambes. Au revers, trois personnages forment une déposition de croix, on y retrouve toujours une piéta.

La restauration fut réalisée par Jean-Marie Quéré et Jean-Louis Favennec, maçons et salariés de la papeterie. Le haut de la croix garde d’ailleurs les marques d’une restauration : le groupe de statues qui le constitue est aujourd'hui cimenté au fût, sans chapiteau. Joëlle Le Saux, voyant que l’ensemble manquait d’harmonie, pense que les statues de la Vierge et de Saint-Jean avaient dû reposer sur des socles à l’origine. Selon elle, le calvaire aurait aussi perdu un croisillon dans le déplacement. Jean Cognard ajoute que « la texture des pierres de la partie basse du socle semble plus ancienne, ce qui laisse à supposer que le fût et cette partie haute a été adjoint plus tard. De même, la croix et les statues supérieures sont bien antérieures à la date de 1816 ». Composé d'un emmarchement et d'un socle carré, l’assise mesure presque 2 mètres. Elle comporte un banc et un chanfrein. Sur les quatre faces de l’emmarchement, une inscription est gravée en relief : FAIT P/ YVES LE -> CORE DE PENAHARS -> 1816 LE GUIL -> MARIE IZABELLE / LOU 

 

Synthèse réalisée par Marilyne Cotten

 

Notes

[1] Yves-Pierre Castel, « Le comité d’histoire d’Ergué-Gabéric à la recherche des croix et calvaires », Le Progrès de Cornouaille, 6 septembre 1986.

[2] Louis Le Guennec, Le Finistère monumental, tome III, Quimper, Les Amis de Louis Le Guennec, 1984, p. 508.

[3] Jean Cognard, Historial du Grand Terrier : http://grandterrier.net/wiki/index.php?title=La_vente_de_la_chapelle_et_du_calvaire_de_Coat-Qu%C3%A9au%2C_Ouest-Eclair_Illustration_1925 et http://grandterrier.net/wiki/index.php?title=La_chapelle_de_Coat-Qu%C3%A9au_transport%C3%A9e_%C3%A0_Cascadec%2C_Courrier_Illustration_1927-28

Extrait de l’article de l’Illustration du 9 mai 1925, intitulé « Un calvaire à l’encan » : « Commencées à la sortie de la messe, au matin, les enchères étaient terminées à dix heures et, pour la somme de 10.200 fr., le calvaire, la chapelle en ruines, le terrain et un second calvaire de moindre valeur était adjugés à un industriel de Quimper. L’acquéreur aurait, croit-on, l’intention de construire une chapelle nouvelle. L’ancienne chapelle possède cependant des vestiges intéressants, notamment des fenêtres ogivales du dix-septième siècle, finement ciselées et intactes. La vente est-elle définitive ? Aujourd’hui, l’administration des Beaux-Arts s’émeut, et, en ce moment M. Waquet, archiviste départemental, poursuit une enquête aux fins de faire classer le calvaire comme monument historique : l’antique lieu de pèlerinage conserverait ainsi ses pieux monuments consacrés par les plus chères traditions. »

[4] Louis Le Guennec, op. cit., p. 508.

[5] La datation est donnée par l’inventaire du patrimoine culturel en Bretagne : http://patrimoine.bzh/gertrude-diffusion/dossier/hameau-coat-queau-scrignac/38acf4e3-bc67-46d5-8184-2d3939924ab3 En 1937, une autre chapelle est construite à l’emplacement de l’ancienne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Chapelle_de_Koat-Keo

[6] Joëlle Le Saux, Rapport sur les croix et calvaires à Ergué-Gabéric, 3e trimestre 1993.

[7] Jean Cognard, « Le calvaire de Stang Luzigou », janvier 2009, Historial du Grand Terrier : http://grandterrier.net/wiki/index.php?title=Le_calvaire_de_Stang-Luzigou