Jean-Marie Déguignet : L'aventure des manuscrits perdus

Cahiers manuscrits de Déguignet

Histoire d'un succès

Lancé discrètement lors du festival Étonnants voyageurs à Saint-Malo, en mai 1998, les Mémoires d'un Paysan Bas-Breton, retrouvés dans un HLM quimpérois, se retrouve 14 éditions plus tard parmi les meilleures ventes françaises. L'engouement des Bretons pour ce témoignage particulièrement sévère sur leur mœurs du siècle dernier n'était pourtant pas évident. Mais Déguignet est un pauvre parmi les pauvres, et sans doute un des seuls à témoigner de sa condition, dans un siècle ou l'écriture était réservé aux nantis. Les traditions familiales vibrent encore des dures réalités de la vie, il y a tout juste cinquante ans. Déguignet est la voix des sans-voix, c'est pour cela qu'il séduit.


La redécouverte des manuscrits

Tout a commencé en 1979 : une poignée de passionnés d'histoire locale réunis dans l'association Arkae, s'est attelée à créer un fond d'archives de la commune d'Ergué-Gabéric, aux portes de Quimper. De 2500 habitants en 1962, cette commune dépasse les 7000 en cette fin de siècle. Il y avait urgence à collecter la mémoire d'une communauté où l'autochtone était devenu minorité.

C'est dans La Fin des terroirs, la brillante synthèse de l'américain Eugen Weber sur la modernisation de la France rurale (1870-1914), que le hasard nous fait découvrir une citation de Jean-Marie Déguignet, tirée des Contes et légendes de Basse-Cornouaille, publiés par Louis Ogès dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère. Et c'est là, à la page 83 d'un tome grisâtre et peu engageant, portant le millésime 1963, que Louis Ogès nous fait découvrir un "humble bouquet de fleurs ancestrales, nées de l'âme populaire bretonne" : cinquante pages de contes et légendes. Rien de plus banal, me direz-vous, dans notre Bretagne bretonnante, mais d'entrée, notre Déguignet détonne : "Les conteurs se sont moqué des savants... pour un verre d'eau-de-vie, conteurs et conteuses inventaient des légendes issues de leur seule imagination". Le ton est donné : Louis Ogès nous apprend que ce personnage aux opinions aussi tranchées a écrit le récit de sa vie avec cette même verve caustique, et ceci en 26 cahiers de 100 pages. C'en est trop ! Après la délectation de la découverte venait le temps des nuits blanches : où étaient donc passés ces manuscrits sulfureux ?

Cet échantillon, l'association Arkae décide de le faire connaitre des gabéricois, le mêlant aux légendes sur la commune rapportées par Louis Le Guennec, et publie les Contes et légendes du Grand Ergué. Cette publication tombe entre les mains d'une petite-fille de Jean-Marie Déguignet, qui se rappelle qu'une cousine avait remis quelques cahiers à Louis Ogès, mais aussi que sa mère, habitant Paris, avait contacté Anatole Le Bras au sujet des écrits de Jean-Marie publiés dans une revue parisienne. Renseignement pris, il s'agit de la Revue de Paris et l'article s'intitule Mémoires d'un paysan bas-breton. Anatole Le Braz, alors au faîte de sa gloire, y présente l'auteur en termes dithyrambiques : "C'était en 1897, un soir de juin..."

Et on découvre que notre Deguignet, tour à tour, mendiant, vacher, domestique, apprend le français par lui même. Soldat, il fait la campagne de Crimée ; lors d'une permission à Jérusalem, il perd la foi, révolté par les pratiques marchandes du pèlerinage. Devenu caporal, il participe à la guerre d'Italie. Puis plus rien, la Revue de Paris interrompt l'édition des Mémoires. Les cent trente pages de la Revue de Paris, essentiellement consacrées à ses campagnes militaires, nous avaient fait savourer un hydromel au goût sauvage ; nous avions collecté les premiers indices, restait à trouver le Graal.

Quelques sondages dans le puzzle familial nous laissaient sceptiques sur l'existence de ces cahiers, dont personne n'avait entendu parler. Il a fallu le coup de pouce d'un journaliste d'Ouest-France, Laurent Quevilly - qu'il soit ici remercié - pour qu'un appel à retrouver le manuscrit porte ses fruits : C'est dans un immeuble HLM de Kermoysan à Quimper que dormaient les précieux écrits. Grâce à l'amabilité des descendants de Jean-Marie Déguignet, grâce à la diligence de la municipalité d'Ergué-Gabéric, ce sont 41 cahiers de 100 pages qui ont pu être photocopiés.

La saga de Jean-Marie Déguignet pouvait donc être complétée. A son retour de la guerre d'Italie, il cherche vainement du travail en Bretagne et signe alors un nouvel engagement. Cette fois-ci sa nouvelle carrière militaire le conduit en Algérie, puis au Mexique. Démobilisé en 1868, il revient au pays comme paysan, assureur, débitant de tabac ; ses opinions républicaines et laïques le font traquer par les cléricaux. Il termine sa vie dans la misère, dans des taudis quimpérois. C'est là, dans les années 1890, qu'il écrit son histoire, son existence de "paysan de neuvième classe".

Seulement, problème, le Récit de ma vie, qui est entre nos mains, n'est pas le même que le texte de la Revue de Paris. A la page 1467 du manuscrit, Jean-Marie Déguignet explique qu'Anatole Le Braz lui a offert 100 francs pour éditer ses Mémoires. Plusieurs années plus tard, ne voyant toujours rien venir, il crie au vol, pense à un complot des "monarchisto-nationalisto-cléricafards bretons", et réécrit le récit de sa vie. C'est cette nouvelle version que nous possédons. Nous continuons à enquêter sur le devenir des manuscrits de la première version.

 

    Restait à les mettre à la disposition du public

Comme à Anatole Le Braz, comme à Louis Ogès, comme aux responsables de la Revue de Paris, la tâche nous est apparue particulièrement ardue. Le français de l'autodidacte Déguignet est surprenant, cousu de bretonismes, émaillé de citations en latin, en italien, en espagnol, truffé de digressions, mais riche de quantité d’expressions populaires dans son savoureux parler de Cornouaille. Il aurait fallu réécrire complètement ces Mémoires, 2 600 pages de cahiers d'écoliers ! Déjà la Revue de Paris avait renoncé, seules cent trente pages revues et corrigées, vraisemblablement par Anatole Le Braz, avaient été éditées. Mais cette version remaniée, susceptible de recueillir les faveurs des amateurs de romans-feuilletons, ne peut en aucun cas servir de référence à des lecteurs exigeants, formés aux écoles des sciences humaines.

L'option retenue fut de taper le texte petit à petit. Grâce à une chaîne de bénévoles, la bibliothèque municipale d'Ergué-Gabéric héritait d'une version accessible des 26 cahiers existants qui constituent les Mémoires de Déguignet. D'autres cahiers de moindre intérêt "traitant de philosophie, de politique, de sociologie et même de mythologie" restent encore à l'état de manuscrits.

Rapidement toutefois, on s'aperçut que les lecteurs privilégiés renonçaient à lire cette intégrale. L'auteur, qui écrivait dans des conditions particulièrement pénibles au tournant du siècle — il vivait dans un taudis, sur un matelas de fougères — avait l'esprit obscurci par le délire de persécution : il en voulait aux nobles, aux curés, aux politiciens, causes de tous ses malheurs. Il en voulait surtout à Anatole Le Braz, "voleur" de ses manuscrits. Ses écrits sont alourdis par des considérations anticléricales, par des digressions sur la vie politique locale ou nationale, par des anathèmes contre ses ennemis, le tout au fil de la plume dans un désordre indescriptible. Ces circonvolutions permanentes à partir du neuvième cahier rendent le récit tortueux. C'est pourquoi nous avons décidé de proposer aux éditions An Here une continuité d'extraits des aventures du citoyen Déguignet, de façon à rendre le récit cohérent et facilement accessible, sans trahir l'esprit ni la lettre de l'auteur.

Car le témoignage reste d'une force inégalée. C'est un document unique sur la société rurale bretonne du dix-neuvième siècle. Déguignet ne s'inscrit pas dans la tradition des prêtres, des nobles et des intellectuels qui ont magnifié la tradition populaire. De La Villemarqué, Souvestre, Luzel, Le Braz et bien d'autres, sont à mille lieues des préoccupations de notre autodidacte. Il s'agit, pour la première fois, du témoignage direct d'un pauvre parmi les pauvres : mendiant, vacher, soldat, sergent, cultivateur, commerçant, miséreux, aliéné une destinée féroce, dans laquelle les plaisirs de la vie occupent peu de place. Ces mémoires d'un écorché vif remettent en cause nombre d'idées reçues sur l'âge d'or de la civilisation rurale de Basse-Bretagne.

Le soldat Déguignet est aussi particulièrement incisif sur la vie militaire. Guerre de Crimée, guerre d'Italie, guerre d'Algérie, guerre du Mexique, il aura vécu en quatorze ans toutes les expéditions du Second Empire. Il nous livre à travers son expérience de caporal et de sergent, une plongée décapante à l'intérieur de l'armée française, un contrepoint salutaire aux comptes-rendus lénifiants écrits par les généraux et les historiens officiels.

Le plus dérangeant chez Déguignet est sans doute son parti pris anticlérical. C'est un voyage à Jérusalem qui a détourné définitivement de la religion l'élève modèle du catéchisme. "Bouffeur" de curé, ses arguments et ses anathèmes prêtent à sourire aujourd'hui, mais à l'époque où il écrivait le récit de sa vie, le Finistère était quasiment en guerre de religion. De 1902 à 1905, la politique laïque et anticléricale du gouvernement Combes était vivement contestée en Bretagne. Les manifestations contre l'expulsion des congrégations, les protestations contre l'interdiction de l'usage du breton dans la prédication, rendaient le climat particulièrement tendu. Déguignet, le républicain athée, ne pouvait guère rester l'arme au pied dans un tel débat. Il inondera les personnalités et les journaux locaux de lettres d'injures, lettres reproduites intégralement dans le texte et de peu d'intérêt. Mais ses démêlés avec le clergé local sont vifs, et une fois grattées les imprécations, le texte évoque d'une façon particulièrement savoureuse la difficulté d'être libre penseur dans une société entièrement régie et contrôlée par la toute puissance de l'Eglise.

Reste enfin cette polémique avec Anatole Le Braz. Le célèbre écrivain rencontre notre paysan à Quimper en 1897. A la lecture du texte, c'est le choc : "J'ouvris incontinent le premier cahier. Ce me fut une révélation. Je ne m'arrachai plus au charme puissant et fruste de ces confidences d'un Breton du peuple qu'après les avoir épuisées ". Il offre 100 francs à Déguignet et promet d'éditer son manuscrit. Pour des raisons qu'on ignore, ce n'est qu'en Décembre 1904, sept ans plus tard !, que La Revue de Paris commence à publier les premières pages signées Déguignet. Pendant sept ans, aucune nouvelle ; par contre Le Braz publie des livres à succès comme Les Légendes de la mort. Déguignet est persuadé que l'écrivain a détruit son travail à cause de ses idées anticonformistes, ou pire encore, il aurait pillé son manuscrit pour produire sa propre littérature, d'où sa vindicte. La publication des premières pages de ses Mémoires quelques semaines avant sa mort sera un véritable baume à ses souffrances morales.

D'aucuns s'étonneront de la violence des propos de Déguignet envers ses propres compatriotes bretons. Peu trouvent grâce à ses yeux. Pourfendeur du conservatisme, de la routine, sensible aux thèses anarchistes et révolutionnaires, il s'est retrouvé en porte-à-faux par rapport à la société de son temps. Ce journal d'un écorché vif (Déguignet signifie "l'écorché" !), fait penser parfois aux confessions de Jean-Jacques Rousseau. Même si Déguignet irrite, son récit est vif, rebondit en permanence et se lit comme un véritable roman d'aventures. Sa grande qualité est certainement la sincérité, et par là il séduit. Nulle bibliothèque éprise de vérité ne pourra faire l'impasse sur Déguignet, témoin exceptionnel, critique de "la fin des terroirs" et du début de déstructuration de la société traditionnelle bretonne. 

 

Bref historique de la redécouverte des manuscrits
- Juin 1897 : Déguignet remet à Anatole Le Braz la première version manuscrite de ses Mémoires.
- Décembre 1904 à février 1905 : publication de 130 pages, principalement sur les campagnes militaires, dans La Revue de Paris par Anatole Le Braz. Déguignet meurt quelques semaines plus tard.
- 1961 : Mme Stéphan, apparentée à Déguignet, livre 29 cahiers (240 pages des Mémoires + 13 cahiers philo-politico-socio-mythologiques) à Louis Ogès, alors président de la Société archéologique du Finistère (SAF).
- 1963 : publication d’extraits dans le bulletin de la SAF.
- 1979 : création de la commission extramunicipale de recherches historiques avec, notamment, Bernez Rouz, Pierre Faucher, Jean Guéguen et Jean Cognard. Elle travaille à la valorisation du patrimoine gabéricois et, à ce titre, recherche les manuscrits de Déguignet.
- 1980 : Paulette Appert, petite-fille de Déguignet, livre 150 pages à la commission.
- Début octobre 1984 : grâce à un article de Laurent Quévilly dans Ouest-France, fin septembre, l’arrière-petit-fils de Déguignet, René Raphalen (25 juin 1931/12 octobre 2000), habitant à Kermoysan, remet l’ensemble des manuscrits à Arkae (41 cahiers de 100 pages, manque seulement le premier des cahiers). Il faut les photocopier, les assembler, les taper, les relire...
- Mai 98 : après 14 ans de travail, Arkae présente à la presse les Mémoires de Déguignet, condensées en 464 pages et éditées par An Here. De 1990 à 1992, Jean et Annick Thomas ont tapé l’intégrale des manuscrits, soit 907 heures de travail. Puis Bernez Rouz a relu, sélectionné et annoté les extraits pour cette première édition.
- Décembre 98 : Michel Polac chronique le livre dans Charlie-Hebdo et sur France Inter. Les ventes décollent.
- 2001 : publication de l’intégrale, mise au point, notamment, par Norbert Bernard, Gaëlle Martin, Bernez Rouz et Laurent Quévilly.