La papeterie d'Odet vue par Déguignet

Le texte ci-dessous, relatant des observations de 1897-98, extrait de Histoire de ma vie, le texte intégral des Mémoires d'un paysan bas breton, est une merveille. Après avoir introduit son sujet par une anecdote mettant en scène un milliardaire américain, puis évoqué l'inventeur de l'expression populaire « Tonnerre de Brest » (ce n'est ni Hergé, ni le capitaine Haddock), et enfin glissé un dialogue entre un voisin et un ancien ouvrier de la papeterie, Jean-Marie Déguignet nous présente avec ironie et passion le palais enchanté de la fabrique de papier d'Ergue-Gabéric, avec des machines à couper les bras. [Introduction de Moulins à papier et familles papetières de Bretagne]

 

Machine dans le livre d'or des papeteries Bolloré_1930J'ai lu quelque part que le fameux milliardaire Jay Gould disait un jour à ses ouvriers, qui s'étaient mis en grève une fois, de ne pas recommencer deux fois, car aussitôt il les remplacerait tous par des ouvriers en acier qui ne font jamais grève et travaillent jour et nuit sans jamais se plaindre. Eh bien, Tonnerre de Brest, comme disait Mahurec, il y a ici au fond de la Bretagne un industriel qui tend à réaliser le rêve du milliardaire américain. J'ai déjà parlé de la fabrique de papier d'Ergué-Gabéric, perdue là-bas au fond du Stang-Odet et que j'ai vu fonder. Cette fabrique occupait autrefois tous les ouvriers des environs, mâles et femelles, jeunes et vieux. Eh bien, aujourd'hui, il n'y a presque plus personne, quoiqu'elle fabrique dix fois plus de papier.


Il y a deux ou trois ans, un individu ayant travaillé dans cette fabrique se trouvait chez le perruquier, mon voisin, et disait que la veille on avait encore coupé les bras à dix ouvriers d'un coup !
- Comment, disait un client qui ne saisissait pas bien l'ironie, dix bras ? d'un seul coup ? par la même machine ?
- Oui juste, comme vous dites, par la même machine. Une nouvelle machine arrivée l'autre jour du Creusot et qui fait à elle seule l'ouvrage de dix ouvriers et, par conséquent, le patron a mis douze ouvriers dehors. Et ce n'est pas fini, il en viendra d'autres jusqu'à ce que tous les ouvriers soient remplacés par des machines. Et en effet, cela paraît bien près de se réaliser.


J'ai passé par là depuis et, où je voyais autrefois une véritable fourmilière humaine, je ne voyais plus personne. Si je n'avais pas vu fonder cette fabrique, j'aurais pu me croire en présence d'un de ces palais enchantés des contes orientaux. Je voyais des machines tourner partout, en dehors, en haut, en bas, à droite et à gauche. En haut, je voyais des monceaux de choses informes s'engouffrer dans des auges, où ils étaient broyés et mis en pâte ; de là, ils passaient dans d'autres auges ; puis de là, ces monceaux de pourriture purifiés et devenus pâte claire passaient dans des tuyaux, qui les déversaient sur un plateau de fer chauffé à la vapeur. Là, la pâte claire se transformait immédiatement en papier. Puis ce papier s'enfilait ensuite à travers une quantité de cylindres tournant en sens inverse pour aller sortir à vingt mètres plus loin, où il était repris par d'autres machines qui le découpaient en format voulu. Mais j'avais beau regarder, je ne voyais personne, d'abord parce que la vapeur m'en empêchait. Cependant, quand mes yeux parvinrent à percer la vapeur, j'entrevis trois ou quatre individus, les bras croisés sur la poitrine à la manière des paysans bretons. Ils étaient là comme des fantômes, les yeux fixés sur les machines, ne bougeant, ni parlant. D'abord, pour parler, il est impossible, au milieu de ces machines.


Enfin je sortis de ce vaste palais enchanté, émerveillé du génie de l'homme, mais aussi attristé en considérant que ce génie va à l'encontre du but vers lequel il devrait tendre, c'est-à-dire à égaliser un peu le bonheur en ce monde entre tous les individus, tandis qu'il tend au contraire à accabler de richesses et de bonheur quelques privilégiés seulement, en en éloignant de plus en plus des millions de malheureux déshérités à qui, comme disait cet ouvrier renvoyé de la fabrique, les machines coupent les bras tous les jours, leur seule fortune en ce monde.


Et ces hommes de génie, ces inventeurs de machines à couper les bras, reçoivent des éloges, des encouragements, des félicitations, des brevets, des croix et des pensions, comme en reçoivent ceux qui font les meilleurs écrits mensongers pour rouler, pour berner, pour abrutir, pour consoler et pour calmer les douleurs des malheureux, qui restent impassibles, paisibles, avachis, le ventre vide, en haillons, devant ces machines qui tournent jour et nuit au profit de quelques millionnaires et milliardaires, et semblent rire en leur mouvement perpétuel et se moquer de ces autres pauvres machines en chair et en os qui restent crever de faim en les regardant tourner.


Et cependant on entend tous ces ouvriers crier après ces machines, lesquelles finiront certainement par les mettre tous sur le pavé. On entend même parfois quelques soi-disant économistes, dont toutes les économies viennent de ces machines, dire du fond de leurs cabinets que ces machines pourraient bien à la fin devenir un danger, mais ils répondent de suite qu'on ne peut pas arrêter l'essor du génie sous peine de retomber dans la barbarie.

 

Extrait de Histoire de ma vie
Texte intégral des Mémoires d'un paysan bas-breton
Jean-Marie Déguignet
Première édition : An Here ; 2001; rééditions : Arkae
Page 405