Histoire des femmes aux papeteries d'Odet

Plus de la moitié du personnel d'Odet est composé de femmes. Leur travail, leur salaire, leur place à l'usine sont bien différents de ceux des hommes. Leur histoire, aussi, est différente, riche en développements, en évolutions et en revirements, c'est pourquoi nous avons choisi de consacrer un plein article aux papetières.

 

Les femmes aux chiffons

Chiffonière au triage

Génralement, les ouvrières sont orientées vers les travaux de triage, de préparation et de découpe des chiffons. Du travail des chiffonières, il nous reste plusieurs témoignages, dont celui de Pierre Eouzan, dans le bulletin municipal d'Ergué-Gabéric en 1997. Pierre est né en 1913 "dans la cour même de l'usine". Il a travaillé à la papeterie jusqu'en 1977, au même poste que son père : chef de fabrication. Peut-être est-il à la papeterie un "chef des femmes", puisqu'il nous dit qu'il "surveillait tout depuis l'arrivée des chiffons jusqu'à la fabrication de la pâte". Avec, néanmoins, une compréhension peu commune pour leurs conditions de travail.

Aussi souligne-t-il que les chiffonières effectuent le travail "le plus pénible de l'usine". Leur emploi suppose force (porter les "lourds ballots de chiffons"), précision ("les débarraser de leurs boutons et agrafes", les couper en fines lamelles) et endurance. De fait, jusqu'en 1936, date d'arrivée au pouvoir du Front populaire, les femmes travaillent parfois jusqu'à "12 heures d'affilée dans une atmosphère remplie de poussière". Atmosphère dont Marjan Mao, délisseuse à Odet, nous dit qu'elle imprègne les vêtements (Moulins à papier de Bretagne, Yann-Ber Kemener, Skol Vreizh, 1989, p. 76-77). Une photographie extraite de la revue Micherioù koz (n°30, 2012) en rend compte.

Ajoutons à la peine : aux chiffons, il est admis qu'on fait un travail de second ordre, par rapport à celui des factionnaires. Les enfants et les apprentis ne travaillent-ils pas là aussi ? Sans surprise, l'usine reflète, dans sa structure hiérarchique, une société paternaliste.

 

Un salaire inférieur

Comme dans la plupart des manufactures du XIXe et du début du XXe siècle, les femmes reçoivent un salaire inférieur à celui des hommes (de moitié) : 2,25 F pour eux, contre 1,25 F pour elles au début de l'activité du moulin. Cette proportion a peu évolué au XIXe, mais dans les années 1930, le catholicisme social pousse les Bolloré vers une plus grande égalité des salaires.

 

Des conditions qui s'améliorent lentement

Ce n'est qu'entre 1936 et 1940, nous dit Pierre Eouzan, "qu'une machine à découper les chiffons et un aspirateur à poussière viennent améliorer les conditions" de travail des chiffonières. Il faut dire que l'aspirateur, inventé aux États-Unis en 1860, ne se démocratise vraiment qu'après la Seconde Guerre mondiale. Marjan Mao mentionne également l'arrivée d'un ventilateur parmi les améliorations notables.

Jusqu'en 1936, les ouvrières ont découpé les chiffons au dérompoir, un table munie d'une lame de faux, et les cordes à la hache, sur un billot. La coupeuse mécanique de chiffons existait pourtant depuis le milieu du XIXe siècle. On trouve ainsi, vers 1860, une coupeuse en Bretagne dans la papeterie Vallée à Belle-Isle-en-Terre (cf. Moulins à papier de Bretagne). Mais il faut dire qu'elle exécute moins bien sa tâche que l'humain, si l'on en croit le Dictionnaire des arts et manufactures de 1847, qui décrit les alternatives mécaniques au billot : le hache-paille et les cylindres à cisailles, qui sont conseillés seulement pour les chiffons à fortes fibres (ibid., p. 2868). Bien plus tard, en 1902, une publicité d'Everling dans une revue destinée aux papetiers vante les mérites d'une machine à couper les chiffons et les cordes, sans doute perfectionnée. Mais l'acquisition de cette machine aurait-elle impliqué une perte d'emplois ? Vraisemblablement. On ajoutera un argument financier : est-il intéressant d'investir dans une machine quand le coût du travail des ouvrières est si bas ? 

Les merveilles de lindustrie 1873 Coupeuse mécanique des chiffons . 4727165110Coupeuse mécanique de chiffons (Les merveilles de l'industrie, 1873).

hache paille Périgord papeterie de VauxHache-paille dans la papeterie de Vaux (Périgord), fermée en 1968 et transformée en musée.

Coupeuse mécanique du Fonds ValléeCoupeuse de chiffons de la papeterie Vallée (Côtes-d'Armor), 1850-1870.

Notons que le travail des chiffonnières n'est pas sans danger. À l'atelier des chiffons, elles œuvrent avec des lames, bien sûr, mais elles respirent aussi les produits chimiques : chlore, phosphates, carbonate de chaux, acides et autres substances. Encore s'en sortent-elles avec chance, puisque selon Pierre Eouzan, une seule fuite de chlore fut à déplorer pendant sa carrière. 

 

La garde des enfants

Au travail à l'usine succède le travail à la maison. Quand les deux ne sont pas simultanés. Ainsi, l'enfant allaité est amené à l'usine pour la têtée. Par ailleurs, lorsque l'ouvrière a un ou des enfant(s), une "petite jeune fille" est "prise pour s'en occuper", nous dit Pierre Eouzan. On pourrait dire que le travail des femmes pour l'usine commence dès cet âge où elles gardent les plus jeunes. 

 

La Première Guerre mondiale : les femmes aux machines

La Première Guerre est un tournant. Pendant le conflit, la fabrique s'appuie entièrement sur la force de travail des femmes. Jean-François Douguet a développé cet aspect de l'histoire des papeteries dans Ergué-Gabéric dans la Grande Guerre (éd. Arkae, 2015, p. 76). En 1911, les femmes sont 68 sur 135 employés, soit 51 % du personnel. En 1914, elles vont remplacer les hommes aux machines. Associée à la signature de contrats juteux avec l'étranger, cette main-d'œuvre féminine permet un "formidable développement". Mais au retour des hommes, les ouvrières sont écartées des machines et reviennent aux tâches subalternes : les chiffons, encore et toujours, mais aussi le nettoyage des carreaux et le ramassage des feuilles mortes dans les jardins de Mme Bolloré.

 

Les années 1920 : retour en force

Après 1921, l'usine aura encore besoin d'elles. Lorsque le nombre d'employés double à l'usine Bolloré, les femmes reviennent un peu plus nombreuses, occupant 55 % des emplois, ce qui correspond à 135 personnes. Selon Marjan Mao, 54 femmes (soit 40 % des emplois féminins) travaillent aux chiffons chez Bolloré au début des années 1920. Les 91 restantes occupent donc d'autres postes. Certaines intègrent en effet des emplois plus valorisants. Les femmes sont notamment rappelées au bobinage où, pendant la guerre, elles ont été jugées plus soigneuses que les hommes, nous dit Marianne Saliou (bulletin municipal de 1981). Dans les années 1920, plusieurs ouvrières entrent donc dans le cercle des factionnaires, effectuant les 3 x 8 à raison de 48 h/semaine. Mais ces factionnaires féminines restent dirigées par un "chef des femmes" : André Marc, qui a exercé ce travail ("poste enviable, n'est-ce pas ?" commente-t-il dans le bulletin municipal de 1997) ou "Tin Ar Pap", cité par Marianne Saliou. Quelques femmes, enfin, accèdent à de nouveaux métiers : des sténo-dactylos, dont au moins une fut aussi traductrice, et une comptable (madame Gallès, succédant à son mari). Notons cependant qu'une autre comptable, Madame Liliac, apparaît dès 1911 aux côtés des directeurs de la papeterie sur une photographie prise pendant le mariage de René Bolloré I.

Ouvrières papeterie fin XIXe

Les ouvrières de la papeterie d'Odet vers 1900.
 
Mise en cahiers de lOCB par ouvrieres Photo Christine Le Portal Armen

Ouvrières des papeteries Bolloré vers 1930. Photo : Armen n°30/1991, Christine Le Portal.

Synthèse réalisée par Marilyne Cotten.