Jean-Marie Déguignet et la justice

Chroniqueur impertinent des premières années du XXe siècle, Jean-Marie Déguignet ne pouvait que s’intéresser à la justice de son pays. 

Quimper Palais de justice CPUne justice mise à mal par l’Affaire Dreyfus. On retrouve notre paysan bas-breton parmi les rares défenseurs du capitaine injustement condamné. Déguignet est dreyfusard au nom de la « vérité, de la lumière, de la raison et de la justice menacées d’être étouffées et étranglées par les porte-sabres et les porte-goupillons ». Mais notre penseur iconoclaste ne tresse pas pour cela des lauriers à l’institution ; il ne méconnaît pas les mécanismes de lobbying en haut lieu. Perspicace, il s’interroge : « Il serait bien possible que les juifs et judaïsants aient dépensé quelques pièces d’or dans cette monstrueuse affaire, attendu que la justice en France ne peut s’obtenir que par ce moyen… mais les Jésuites et confrères en dépensèrent bien le double pour étouffer la raison, la lumière, la justice ».

Déguignet n’a jamais été en justice. Grâce à sa connaissance du Code civil, il réussit à transiger à l’amiable quand il est expulsé de son bureau de tabac de Pluguffan. Il évoque souvent l’article 328 du Code pénal pour régler ses comptes avec le propriétaire de sa ferme de Toulven, le sieur Malherbe de la Boexière : « Si j’avais écouté la voix de la nature et celle de la justice, je serais allé à Toulven, un poignard à la main, arracher les entrailles de ces misérables lâches pour les donner à manger à mes enfants quand ils criaient la famine ». 

Déguignet, congédié de sa ferme, s’estime en état de légitime défense et invoque la loi du Talion : « Il y a même dans le Code pénal français un certain article qui admet aussi cette justice hébraïque et naturelle… Eh bien, je crois qu'en tuant ceux qui ont volé mes biens, ma vie, mes enfants, et qui les ont assassinés, je me trouvais en cas de légitime défense ». Il n’ose jamais franchir le pas, même dans les pires moments de sa paranoïa grandissante. Il se contentera d’aiguiser sa plume vengeresse qui lui sert de glaive dans son infortune. Perpétuelle victime du système, il reprend les anathèmes anarchistes sur la justice de classe : « Le Code civil français est tout fait pour les riches. Dans le Code civil, il n’est question des gueux qu’à la première page pour leur dire qu’ils doivent souvent sacrifier leur vie… pour la défense de l’Etat, et qu’ensuite ils doivent travailler pour s’assurer des moyens d’existence, mais plutôt pour assurer l’existence de riches qui ne savent et ne veulent pas travailler ».

Malgré sa hargne contre ceux qu’il appelle ses persécuteurs, il se prononce sans ambiguïté contre la peine de mort : « Tuer un homme parce qu’il a tué, cela fait deux morts au lieu d’un, mais le dernier ne rendra pas la vie au premier. Quand même que l’on couperait le cou à tous mes bourreaux, ceux qui ne sont pas encore morts, cela ne me rendra pas le temps perdu et ne m’ôtera pas les misères et les horreurs endurées ».

Idéaliste, Déguignet rêve d’une société parfaite ; des échos qui résonnent très fort douze ans avant la révolution d’Octobre et soixante ans avant la Révolution culturelle : « Si on voulait rendre cette justice aujourd’hui, je ne veux pas dire œil pour œil, ni dent pour dent, mais seulement meurtrissure pour meurtrissure, misère pour misère, douleur pour douleur, alors les coquins jésuites, les tonsurés fripons, les exploiteurs et les voleurs patentés auraient à passer de mauvais quarts d’heure. Si les travailleurs meurtris et volés par tous ces coquins avaient le droit de les battre jusqu’à ce qu’ils aient le corps meurtri comme eux, de les racler jusqu’à ce qu’ils aient rendu tant de sang et de sueurs qu’ils ont fait rendre aux malheureux, de les secouer et de les traîner jusqu’à ce qu’ils aient rendu à ces malheureux l’argent qu’ils leur ont volé, de les habiller avec des haillons vermineux et de les fourrer dans ces taudis infectes et de les y faire souffrir autant qu’ils ont fait souffrir les malheureux de ces taudis, cela pourrait s’appeler de la justice, non pas cette justice immanente, continue, éternelle dont parlent les poètes, les rhéteurs et autres blagueurs de tribunes, mais une justice momentanée, passagère comme toutes les choses de ce monde. Car ceux qui auraient pris la place des grands coquins ne tarderaient pas sans doute à devenir aussi grands coquins que les premiers, plus encore peut-être et l’injustice recommencerait. Et cela sera toujours ainsi jusqu’au moment où on sera arrivé à fabriquer une race humaine exempte de tout vice et douée de toutes les vertus physiques, morales et intellectuelles. Malheureusement, elle n’est pas prête à arriver là ».

Cent ans après sa mort, Déguignet l’imprécateur, le vociférateur, malgré son scepticisme sur l’avènement d’un monde meilleur, réussit à affirmer les grands principes de la justice démocratique : l’indépendance et le respect de la personne humaine, et ce n’est pas rien.

Bernez Rouz

Article paru en février 2009,
dans le Keleier n°56