Trésors d'archives : Souvenirs sommaire

 

Souvenirs

 

 

 


 


Le bourg d'Ergué dans les années 1930

Le bourg d'Ergué dans les années 1930 par Jean Thomas

Jean Thomas est né à Ergué-Gabéric le 17 mai 1929. Ses parents, Jean-Louis Thomas et Catherine Le Grand ont de multiples activités au Bourg : un atelier de menuiserie-ébénisterie, une fonction de fossoyeur, des commerces divers : quincaillerie, épicerie, bistrot, salle de bal, repas de fêtes… un univers où il a grandi et observé. Il devient par la suite instituteur public et enseigne surtout à Carhaix, en tant que professeur de collège. Jean a rédigé entre 1990 et 2000 ses souvenirs correspondant aux dix premières années de sa vie. Voici des extraits de son texte intitulé Gosse de village, où il rend compte de ses observations sur la vie du Bourg d’Ergué-Gabéric dans les années d’avant-guerre.
Jean est décédé en janvier 2010.
 
 
Je n’allais pas encore à l’école, que je trottais librement à travers le Bourg à la découverte de ses secrets et à l’affût de l’évènement, qui était rarissime.
 
 
Les routes autour du Bourg
 
La route de Pont-Banal, qui mène à Lestonan, et la route de Pennarun, qui mène à Quimper, sont les seules routes qui desservent le Bourg, mais elles ne sont qu’empierrées. La route de Kergaradec, qui passe devant l’école des Sœurs, la route de Boden, qui passe devant l’école des garçons, et la route du bas du Bourg ne sont que des voies charretières de desserte des champs, à peine utilisables à cause de leur dénivelé (des « garn »). 
Le route de Kernevez fut faite en 1935, et j’ai souvenir de Yann Keraval et de son fils Louis, avec leur cheval « Pichard » remontant les wagonnets vides, dont le chargement servait à combler la vallée du Douric. J’ai passé des heures à observer leur manège et le travail pénible des piocheurs et des pelleteurs. Cette route libérera une place devant l’école. Après leur journée, les enfants du Bourg allaient s’amuser sur le chantier à rouler les wagonnets sur leurs rails.
La route du Reunic, qui nécessita moins de terrassement, ne fut réalisée qu’en 1937-38. Pour la vallée du Jet, il fallut attendre 1947.
La route de Coray était la seule goudronnée de la commune. Elle fut bitumée en 1935-36 par une équipe de Sarrois, qui furent soupçonnés d’être des éléments de la « 5e colonne » (espionnage allemand). Déjà des bruits de bottes résonnaient Outre-Rhin.
 
 
Eaux de pluie
 
Il n’était  pas question de tout-à-l’égoût ni de trottoirs. Deux fossés longeaient les rues, avec des caniveaux pour les traversées de route. Les jours d’orage ou de fortes pluies étaient une aubaine pour les enfants. Nous jetions des bouchons, des morceaux de bois, des boîtes vides dans les torrents, qui dévalaient les rues. Nous attendions leur sortie des passages souterrains et, invariablement, après la traversée des WC publics, qui existaient déjà à l’emplacement actuel, les torrents nous menaient au Liors Poul Goaec (le verger de Pennarun), où se formait un ruisseau sur lequel nous établissions des barrages avec des mottes de terre et d’herbe, derrière lesquels, avec des goulots de bouteille récupérés dans la décharge [située] derrière les WC, nous établissions des déversoirs qui faisaient tourner des moulins à quatre pâles, que nous fabriquions avec des branches de noisetiers.
[...] Au retour, l’accueil maternel n’était pas triomphal. Immanquablement, une magistrale fessée calmait la colère de Maman, mais immanquablement le fils remettait cela à chaque occasion.
 
 
Les points d’eau
 
La fontaine du bas du Bourg était le seul point d’eau public. Les puits particuliers à margelle étaient nombreux. On puisait l’eau au moyen d’un seau attaché à une chaîne actionnée par une poulie. Le puits de l’École des filles existe encore en l’état. Celui de derrière le restaurant La Capitale servait à toutes les familles de ce secteur. Celui de la cour Troalen est aujourd’hui supprimé, ainsi que ceux de Marik Mahé (anciennement Feunteun), de Per Rouz, de Poupon, de l’école des filles, de l’école des sœurs, de Lennon (anciennement pharmacie), de Thomas (sous le petit immeuble), de Le Moigne, de l’école des garçons avec sa pompe à godets (très moderne pour cette époque), de la venelle de la mairie où, enfants, nous sautions du talus Le Moigne sur la margelle, au risque d’y tomber, au désespoir des voisines qui nous réprimandaient. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de celui du presbytère, ni de celui de Marie-Anne Ar C’hroêk dans la « Garn ar groas » qui attirait par son emplacement mystérieux dans l’obscurité, au pied de l’escalier.
Dans le sous-sol de la boulangerie Biannic (plus tard la bibliothèque), le meilleur puits du Bourg, au débit intarissable, déversait son trop plein dans le réseau des eaux pluviales. Existe-t-il encore actuellement ? 
Dans ma jeunesse, je me suis désaltéré à tous ces points d’eau. Quant à la source qui jaillissait dans le vieux chemin, dans la montée de Coat Chapel, c’est à elle qu’on s’approvisionnait pour la fabrication de l’eau bénite, à cause de sa pureté.
 
 
Les animaux domestiques
 
Les chiens divaguaient dans les rues ; ils ne connaissaient ni la laisse ni le chenil : berger, setter, ratier, épagneul ou plus souvent bâtard, connus de tous les habitants ; on les rabrouait, les chassait ou les caressait selon notre humeur. Ils étaient les amis de tous, mais n’avaient qu’un maître. Leurs attroupements  et leurs accolements lors des périodes de rut, dites « missions » n’offusquaient personne. Si le propriétaire voulait préserver la vertu de sa chienne, il l’enfermait. Et pour décourager un prétendant trop assidu, la solution consistait à lui attacher une vieille casserole à la queue : épouvanté, il rejoignait ses pénates et ne se risquait plus dans les parages. […]
Quant aux chats, chaque famille en possédait un pour la chasse aux souris, qui fréquentaient alors les maisons. Mais ce n’est pas du haut des balcons qu’ils lorgnaient leurs partenaires. Ils étaient libres le jour. Et la nuit, on les mettait hors des demeures. Discrètes créatures, elles ne signalaient leur présence que par des miaulements lugubres lors des combats de matous et des accouplements. […]
La présence de nombreux chiens et chats n’importunait personne.
 
 
Les animaux d’élevage
 
Les quatre cultivateurs du Bourg avaient d’autres soucis avec leur bétail et leurs volailles.
Le recteur élevait des poules et des lapins, en plus d’une vache qui pâturait un pré communal au bas du Bourg, appelé « Foënnec ar person », où on accédait facilement du presbytère. La dispersion et le mélange des champs autour du village imposait à chaque éleveur de traverser le Bourg avec son troupeau.Chaque matin, Fañch Lennon, le bistrotier, Per Rouz, de Plas an Intron, Lannig Troalen, le buraliste-fermier, et Pierre Le Grand, remplacé plus tard par Hervé Feunteun, menaient leurs vaches et leurs chevaux aux champs. Marie-Anne Ar C’hroëk ne possédait que des vaches.
Au rythme des bêtes (les chevaux étaient tenus par la bride), chaque troupeau rejoignait sa pâture, qui variait d’un mois à l’autre : au Pont-Banal, au Douric Piriou, à Minez ar Vorch, à Kergaradec, à Carn ar Gosquer, déposant de temps en temps une bouse éclaboussante qui s’étalait en galette sur la route, ou un crottin chaud en pelote. Le même manège recommençait chaque soir pour le retour.
Ces déjections faisaient le bonheur d’Eugène Piriou, l’éboueur du Bourg. Avec un vieux landau transformé en carriole, muni d’une pelle et d’un balai de genêt, il ramassait bouses et crottins. Et mal venu aurait été celui qui lui aurait volé sa place et son butin, qui servait de fumure au petit jardin que son père entretenait devant chez lui, place Fañch Balès. Béret rond vissé sur la tête, veste noire, attitude digne et toujours maugréant, il prenait son rôle au sérieux. [...] Il n’était pas rare de voir une poule gloussante et ses poussins déambuler sur la route. Les porcs s’échappaient parfois de la cour et s’aventuraient dans le Bourg. Et l’on entendait Louise Coïc, Rine Rouz ou Marie Jeanne Feunteun rameuter sa bête égarée…
 
 
 
 
L’automobile
 
Le parc automobile local comptait seulement quatre voitures au Bourg : la 201 Peugeot de l’instituteur Autret, la Citroën Rosalie en forme de bateau bâché, d’Hervé Le Roux, le maraîcher qui livrait chaque jour des légumes frais aux Halles de Quimper, la C4 du boulanger Biannic et la fourgonnette du boulanger Balès. Longtemps, le vieux Lors Rocuet, beau-père de Biannic, assura la livraison du pain et de l’épicerie dans les fermes au moyen d’un char à banc bâché tiré par un cheval blanc. Sa silhouette est restée gravée dans ma mémoire. Jean Balès avait des dépôts à Kerdevot, Saint-André, Drohen et Hostalidi. Déjà la concurrence existait.
 
 
Foires et marchés à Quimper
 
Le mercredi et le samedi étaient jours de marché et de foire à Quimper. Le car de Jean Marie Tanguy, d’Elliant, assurait le service régulier ces jours-là. Il arrivait par Saint-Joachim (la route du Reunic n’existait pas encore) et klaxonnait dans la pente de Pont-Banal pour signaler son arrivée. Les gamins s’écriaient en breton : « Tangi-Tangoche, lakit ar c’hi ba loch », ce qui se traduit par « Tanguy-Tangoche, mettez le chien dans la niche ».
Rarement, les enfants accompagnaient la maman au marché, sauf pour les achats vestimentaires les concernant. Le car stationnait toujours au Pont Firmin. Le soir, au retour, il rentrait très chargé ; les personnes sortaient d’abord, puis on descendait les colis. Les enfants s’attroupaient autour du car, impatients de découvrir la friandise que la maman ramenait pour sa progéniture. J’étais toujours satisfait de mes gâteaux et de mes bonbons ou du cadeau, mais j’enviais toujours ceux des enfants Heydon, dont la maman était très généreuse. Le car repartait, et à la semaine prochaine !
Beaucoup de paysans ne prenaient pas le car ; ils allaient à la foire en char à banc ou en charrette, suivant la bête qu’ils avaient à vendre. Le beurre baratté le vendredi soir et les œufs étaient placés dans de larges paniers plats en osier ; les têtes des poulets aux pattes liées et des lapins sortaient des sacoches. Le char à banc suffisait pour la patronne et le patron. Pour les porcs et porcelets, on glissait la caisse à claire voie dans la charrette. Si l’on vendait une bête à cornes (vache ou taureau), il fallait être à deux et moucher le taureau. Le premier tirait la bête, le deuxième la piquait par derrière. Il fallait encore régler l’octroi, ce qui prenait du temps. La journée se passait à la foire. Encore fallait-il  ne pas revenir avec la bête invendue.
Et le soir, le défilé des chars à banc et des charrettes reprenait, mais au retour, on s’arrêtait dans les épiceries du Bourg pour faire les provisions alimentaires. Les chars à banc-cabriolets et les tilburys à grandes roues furent assez vite remplacés par des chars à banc à pneus. Un attelage sortait de l’ordinaire par sa vitesse et son élégance : celui de Louis Lézounach, tiré par un pur sang appelé « Chimir ».
 
 
 
Le dimanche
 
Mais le grand jour d’animation du Bourg était le dimanche matin, le jour de la religion, le jour du Seigneur. Chaque paroissien se faisait un devoir, et c’était une obligation vis-à-vis de l’Eglise d’assister à au moins une messe chaque semaine.
Dans les fermes, qui employaient à l’époque beaucoup de personnel, on organisait le service de façon que chacun puisse se rendre à l’office. Les premiers venaient à la première messe et rentraient remplacer les suivants, et ainsi de suite, pour ne pas perturber le travail quotidien.
Trois sonneries de cloches, espacées de 5 en 5 minutes, rappelaient aux ouailles qu’il était temps de rejoindre l’église. Entre chaque messe, le prêtre récitait des services pour le souvenir des défunts, services de huitaine, services anniversaires qui remplissaient la nef.
Les vêpres, qui avaient lieu le dimanche après-midi, n’attiraient la foule qu’aux grandes fêtes religieuses : Pâques, Fête-Dieu, communions… [...]
Ainsi, tous les dimanches, des groupes de fidèles rejoignaient le Bourg, qui à pied, qui en char à banc, qui, plus tard, à bicyclette, lorsque ce moyen de locomotion se vulgarisa, tous endimanchés, en coiffe et chapeau, en tablier et en « chupenn » brodé, chaussés au départ de la ferme en « boutou coat » pour affronter les chemins boueux, « boutou coat » que l’on quittait pour des « boutou ler » à l’approche du Bourg. [...]
Après la messe, on se rendait au cimetière prier sur les tombes des défunts.
Ces rendez-vous du dimanche matin étaient l’occasion, de rencontres, de retrouvailles, de conversations entre amis, parentés ou nouveaux paroissiens dans les commerces du Bourg.
Les jeunes gens et les jeunes filles préparaient les sorties de l’après-midi. Dans les cafés, les tablées se formaient : les femmes prenaient un café en dégustant une pâtisserie (chaussons aux pommes, palmiers, allumettes, madeleines, gaufres, feuilles de laurier, croûtes à thé). Les hommes, au comptoir, devisaient devant un rouge-limonade ou un rouge-vichy. Pâtisseries et boissons n’étaient pas très variées.
Tandis que les femmes faisaient leurs courses dans les épiceries, les hommes profitaient pour faire réparer les vélos. Mon père occupait, avec un ouvrier, toute sa matinée à changer des pneus dans son atelier, réparer des freins, refaire des roues libres ou bricoler.
Après le départ des clients, nous déjeunions vers 13 heures. [...]
 
 
La fête du Bourg
 
Pour animer le petit Bourg et compenser la tristesse du pardon officiel, qui avait lieu le premier dimanche de novembre, les commerçants organisaient sur un dimanche après-midi en juillet-août la « Fête du Bourg » : courses à pied pour jeunes, adultes et vieux, qui se déroulaient alternativement avec départ et arrivée devant les différents cafés, avec, pour récompenses pour les vainqueurs, des paquets de tabac et cigarettes, des mouchoirs, des bouteilles.
 
Quelques compétitions étaient très humoristiques : dans la course à l’œuf, il fallait faire le parcours avec un œuf placé dans une cueillere tenue entre les dents ; la course à la brouette consistait à transporter un partenaire sur un tour de l’ancien cimetière. Dans la course en sac, le concurrent se glissait dans un sac qui entravait ses jambes, provoquant d’innombrables chutes.
 
Mais le clou de la fête était incontestablement la course cycliste, où brillaient les vedettes locales : Jean Philippe, de Stang Venn, connu sur le plan national, Yvon Caradec, de Stang Kerellou, Cosquéric, de Kerdilès, Louis Mahé, de Kerdévot, Jean-Louis Pétillon, de Meil Faou, Kerouédan, de Lestonan.
 
La soirée se terminait par un bal public, salle Balès ou salle Thomas.
 
Une année, pour sceller l’entente du comité des fêtes, une sortie en car emmenait quelques semaines plus tard les commerçants et leurs familles à Saint-Nic, Tal-ar-Groas, Crozon et Morgat. Ce fut mon premier repas au restaurant à Pentrez et le vrai premier bain dont j’ai souvenance. Quelle journée mémorable !
 
 
Keleier Arkae n°93 - Mai 2016

En hommage à Jean Le Corre

En hommage à Jean Le Corre

 

Jean Le Corre est né le 15 août 1920 à Ergué-Gabéric. Sa famille habite au Bourg, en face de ce qui est alors la mairie et l’École publique des filles (actuel Centre Déguignet) ; le père artisan-maçon et la mère dirigeant un atelier de confection d’habits bretons qui emploie plusieurs couturières. Il est l’aîné d’un frère, Pierre, et d’une sœur, Louise.
 
En 1932, il est élève boursier à l’École primaire supérieure de Concarneau. Jean se fait rapidement connaître sur les terrains de football ; c’est un attaquant particulièrement doué. En 1937, il signe pour la première fois aux « Paotred Dispount » : dans sa saison, il marque 69 buts… et il est happé par le Stade quimpérois ; il y atteindra le plus haut niveau amateur national de l’époque.
 
Il a terminé ses études en 1939 et vient d’avoir 19 ans quand il se fait embaucher, le 20 août 1939, à la Direction des services agricoles, rue de Douarnenez, à Quimper. Soit juste une dizaine de jours avant la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne.
 
Pendant l’Occupation, son administration s’est trouvée réorientée pour satisfaire au ravitaillement des troupes allemandes en organisant les réquisitions exigées. Mais Jean peut circuler dans le département. Sa position le met en état d’observer ce qui se passe.
 
Au Bourg d’Ergué, il retrouve le groupe de copains animé par Fañch Balès, son voisin immédiat, jeune boulanger, qui est en liaison avec la Résistance en la personne de Madame Le Bail, de Plozévet… Ce qui aboutit, le 14 janvier 1944, à la participation de quatre d’entre eux au « Coup du STO » avec une autre équipe de Quimpérois.
 
De là, la prison (quatre mois et demi  à Quimper, deux mois entre Rennes et Compiègne), puis le camp de Neuengamme et ses détachements en « kommandos », enfin celui de Buchenwald. Libération le 11 avril 1945 et arrivée en gare de Quimper le 12 mai suivant.
 
Pierre Tanguy, maire d’Ergué-Gabéric, recrute Jean Le Corre à compter du 1er juin 1945 pour seconder Louis Barré, qui se trouve seul au secrétariat de la mairie après la démission de François Lennon. Jean travaille selon un horaire aménagé ; il n’a que la route à traverser pour regagner son travail. Il y restera pendant quatre ans et demi, jusqu’au 28 février 1950.
 
Entre-temps, il a épousé Georgette le 12 février 1947 ; ils auront trois enfants et habiteront à Quimper. Jean travaille alors comme représentant de commerce pour le bâtiment et l’équipement automobile. Georgette et lui se retireront à Saint-Évarzec en 2012.
 
Jean Le Corre a vécu un retour difficile dans le monde ordinaire : unique déporté de la commune, désemparé parmi les anciens prisonniers de guerre, qui avaient tous de quoi raconter, mais ne comprenaient pas ce que lui leur disait ; soupçonné d’en rajouter par ceux qui s’étonnaient de sa réussite au Stade quimpérois, où il avait retrouvé toute sa place ; poursuivi par l’idée que le groupe avait été trahi, victime d’une dénonciation restée anonyme ; desservi par le fait d’avoir été le premier arrêté après le coup du STO, dès le 17 janvier 1944. 
 
Jean Le Corre apportait le trouble dans ce monde qui ne voulait que savourer une tranquillité retrouvée. C’est l’histoire de beaucoup de déportés qui ont pu rentrer chez eux… « Ce n’est pas vrai, ce que tu racontes ».
 
Jean Le Corre ne s’est jamais pris pour un héros. Selon lui, en 1944-45, les évènements s’enchaînaient. Il les a vécus jour par jour, heure par heure. Chaque jour, trouver de quoi manger, se ménager, durer. Il avait quelques atouts : avoir appris à manier la pelle et la pioche, sans se fatiguer inutilement, comme le lui avait montré son père avec qui il travaillait l’été sur les chantiers. Chaque jour oser, ruser : la vivacité et le sens de la feinte qu’il trouvait sur le terrain de foot, il lui fallait y recourir dans les situations inédites au camp ou en « kommando » ; il lui fallait faire appel à l’instinct de conservation, tel celui du gibier qu’il avait déjà observé à la chasse dans la campagne d’Ergué-Gabéric. D’après lui, c’était aussi simple que ça. Mais cela s’appelle la résistance. Ce fut la sienne de janvier 1944 à avril 1945.
Et il trouvait complètement dérisoire la course aux décorations de certains. Pas de drapeaux autour de son cercueil. Ni même sa Légion d’honneur.
 
 
François Ac'h
 
 
Keleier Arkae n°93 - Mai 2016

Les Gabéricois morts à la guerre de 1870

Les Gabéricois morts à la guerre de 1870

 

Auguste Calloc’h, garde mobilisé du Finistère, est décédé à l’ambulance de Saint-Michel ce matin à une heure, âgé de 27 ans, né à Ergué-Gabéric (Finistère) y domicilié, fils de Guillaume Calloch et de Anne Kernévez.

Fait à Laval (Mayenne) le 25 janvier 1871

Transcris le 5 avril à 10 h du soir par Joseph Le Roux, maire d’Ergué-Gabéric.

 

Alain Le Roux, lieutenant de la garde nationale mobilisée du Finistère, né à Mélénec (Finistère) le 29 avril 1844, célibataire, fils de Hervé Le Roux et de Catherine Pérennec, est décédé aujourd’hui à sept heures du matin à Châteaudun, rue du Cours, numéro deux.

Fait à Châteaudun le 25 janvier 1871

Transcris par Joseph Le Roux le le 24 août 1871

 

Le Sieur Feunteun, François-Louis, 2ème conducteur au 7 ème régiment d’artillerie imatriculé sous le numéro 7291, célibataire, né le 21 octobre 1850 à Ergué-Gabéric, canton de Quimper, département du Finistère, fils de feu Yves et de Péronnel Le Meur est entré au dit hôpital le huit du mois de décembre l’année 1870 et y est décédé le treize du même mois à deux heures du soir par suite de variole.

Fait à Rennes le 13 décembre 1870

Transcris le premier janvier 1871.

 

Le sieur Moysan, Jean, soldat au 42 ème de ligne, premier bataillon, sixième compagnie, âgé de 25 ans, né à Ergué-Gabéric, canton de Quimper (Finistère), fils de Jean-Germain Moysan et de feu Marie-Jeanne Coustans, est entré au dit hôpital ( Val de Grâce à Paris) le trente du mois de novembre 1870 et y est décédé le sept du mois de décembre, même année à huit heures du matin par suite de blessure d’armes à feu.

Fait à Paris le 7 décembre 1870

Transcris le 3 avril 1871

 

Le sieur Taboré, Michel Joseph, soldat au 59ème régiment d’infanterie de ligne, immatriculé sous le N° 5660, né le 28 mars 1851, à Ergué-Gabéric, canton de Quimper (Finistère), fils de Jean-Louis et de feu Marie-Louise Morel, est entré au dit hôpital (Hôpital militaire de l’école d’Alfort, (Armée de Paris), le trente du mois de novembre 1870, et y est décédé le vingt du mois de décembre, même année à [] heures du soir par suite de variole.

Fait à Alfort le 20 décembre 1870

Transcris le 4 avril 1871 1849

 

Le sieur Cornic Pierre, soldat du 23ème régim de garde mobile (département du Finistère), 5ème bataillon, 4ème compagnie, né le 25 décembre 1849 à Sévillé, canton de Quimper, département du Finistère, fils de François et de Françoise Hérault, est entré au-dit hôpital (Hôpital militaire du Sénat (Val de Grâce)de Paris), le 19 du mois de novembre de l’an 1870 et y est décédé le 14 du mois de janvier de l’an 1871 à deux heures du soir par suite de fièvre Typhoïde

Fait à Paris  Le 14 janvier 1871

Transcris le 1 avril 1871

 


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Eté 1944 : Deux vols de tabacs à Ergué-Gabéric

François Ac'h 

 

Que reste t-il, dans notre mémoire collective, des évènements vécus dans notre commune pendant la Seconde Guerre Mondiale ? Pas grand chose sans doute, une fois évoquée la participation de quatre jeunes gens du Bourg au "coup du S.T.O." à Quimper. Restent heureusement quelques documents d'archives, qui peuvent parfois réveiller de vieux souvenirs...

 

L’été 1944 a été appelé par un historien « l’été des hold-up1».
Les réquisitions en vagues successives adressées aux jeunes gens, à partir de février 1943, dans le but de les expédier vers les usines allemandes dans le cadre du Service du Travail Obligatoire, ou en France sur les chantiers de la TODT, ont poussé vers une vie clandestine, marginale, des individus et des groupes de plus en plus nombreux. Une petite proportion de ces réfractaires au STO, estimée à environ 10% seulement2, a en fait rejoint un maquis organisé.

A l’approche du Débarquement, puis pendant l’avancée des armées alliées, l’existence d’un maquis supposait de disposer d’un budget énorme, du fait de l’afflux des volontaires, de la charge que représentaient leur ravitaillement, leur habillement, leur équipement militaire et leur solde. Faute de pouvoir compter sur le parachutage des fonds nécessaires en espèces, ou souscrire des emprunts sur place, les responsables des maquis se sont résolus à recourir à des moyens plus expéditifs : « vivre sur le pays » en quelque sorte, mais de préférence en faisant payer les « collabos » avérés, par exemple en attaquant de nuit une ferme qui venait de vendre du bétail à la troupe allemande, par exemple en « taxant » les trafiquants, les délateurs. C’est surtout vers l’administration de Vichy, les secrétariats de mairies, les perceptions, les bureaux de poste, les succursales ou les transports de fonds de la Banque de France que les résistants se sont tournés pour se fournir en espèces, mais aussi en stocks de cartes d’alimentation.

Les rapports de gendarmerie ont souvent mis ces actions au compte de « terroristes » ou de « gangsters », qui n’étaient que très rarement identifiés. Il s’agissait souvent de maquisards. Ceux-ci avaient en principe pour règle de fournir un signe d’identification, voire de remettre un reçu ou même de payer comptant. Mais il est arrivé bien des fois que des initiatives soient prises par des individus qui, du fait du contexte général, s’étaient établis dans la clandestinité, avaient éventuellement un rapport avec un groupe de résistants, mais agissaient en réalité pour leur compte personnel tout en arborant les signes distinctifs du maquis et en adoptant leur comportement.
Le tabac n’était peut-être pas, pendant l’Occupation, un produit de première nécessité, mais il est devenu rapidement un produit très recherché. Devenu rare du fait de la baisse de la production nationale3, son rationnement fut organisé à partir du 31 juillet 1941, huit mois après l’instauration des cartes d’alimentation : inscription obligatoire des hommes de plus de 18 ans dans un unique débit de tabacs, attribution d’une carte individuelle, distribution par lots correspondant à une certaine quantité de tabac, et par décade, soit au rythme de deux, trois ou quatre fois par mois, pour une ration mensuelle oscillant entre 80 et 120 grammes.

En ces années de guerre, le tabac fut l’objet d’un « marché noir » très actif. La demande ne pouvait qu’être forte en cette période de stress collectif, marquée par un besoin d’affirmation individuelle.
Dans les maquis, la fourniture en tabac pouvait compter pour le bon moral des combattants. Ceux-ci avaient perdu, du fait de leur passage à la clandestinité, le bénéfice de leur attribution mensuelle en tabac. Comment restaurer cette normalité perdue ?

Dans les Côtes-du-Nord, 183 bureaux de tabac furent attaqués au cours du seul mois de juin 1944, ce qui constitue une moyenne de 7 par jour4. Pour ce qui concerne le Finistère, nous disposons d’états mensuels des « Attentats terroristes », établis au Cabinet du Préfet. Ainsi, pour le mois de juin 1944, se trouvent recensés en 14 feuillets5 quelques 190 assassinats, attaques à main armée, sabotages et autres vols. Dans cet ensemble, qui ne nous parait guère exhaustif, nous relevons pour le Sud-Finistère 57 coups de main ayant pour objet des vols de tabac.  
Ainsi :
- Le 24 juin, une attaque à main armée à l'entrepôt de tabac de Quimper : « une douzaine d’individus, après avoir immobilisé le personnel sous la menace de leurs armes, chargent 700 kg de tabac dans une camionnette qu’ils avaient emmenée.6»
- Des attaques contre les véhicules transportant le tabac pour en faire livraison aux buralistes (le 1 juin à Trégunc, le 13 à Saint-Evarzec, le 16 à Melgven, le 24 sur la route de Pont-Croix, le 27 à Douarnenez…).
- Des interventions dans les bureaux de tabac par des « individus armés » qui se font remettre la réserve de tabac, souvent en le payant immédiatement (noté 13 fois), parfois en versant un simple acompte (noté 5 fois) ou en laissant un reçu en vue d’un paiement ultérieur (noté 5 fois).

Pour ce qui concerne la commune d’Ergué-Gabéric, nous avons connaissance de deux vols de tabac, l’un le 27 mai, l’autre le 22 juin 1944.

 

Extrait des Mémoires de Lestonan 1910-1950, cahier d'Arkae n° 7, 2007

Texte de Jean et Lisette Hascoët : « le bar-tabac Joncourt », p. 34.

Pendant la guerre tout était sous contrôle. La préfecture ou la mairie délivraient des tickets pour le vin, le tabac, le lait, le sucre, pour toute l'alimentation.
La vente du tabac avait lieu deux fois par mois : deux jours très attendus par les fumeurs. Un cultivateur de Briec se déplaçait à Quimper avec cheval et charrette, prendre livraison du tabac (au dépôt de la route de Douarnenez), de l'épicerie (Avenue de la Gare, chez Piffart – Le Teunff), du vin (« Jolival » chez Darnajou).
Le soir même, il y avait distribution de tabac : un paquet de gris et deux paquets de cigarrettes. Tous les fumeurs étaient présents. La distribution se prolongeait tard dans la soirée. Un soir, les gendarmes sont venus à l'heure de la fermeture. Mais au vu du nombre de clients, ils ont laissé se terminer la distribution.
 

 

1. Au bourg, au café Troalen, le 27 mai 1944. (ADF 200W75)

Arkae > Tresors archives > Guerres > Café TroalenLa Gendarmerie n’en a été informée que près de deux semaines après les faits : le 10 juin (soit 4 jours après le Débarquement), deux gendarmes transcrivent les déclarations de Madame Troalen, née Perrine Le Roux, 37 ans (connue sous le nom de « Rine Rouz »).


Arkae > Tresors archives > Guerres > Perrine Le Roux" Dans la soirée du samedi 27 mai 1944, je me suis couchée vers 23 h 30, ainsi que ma sœur Mlle Anna Le Roux. Ma sœur et moi sommes seules dans la maison, mon mari étant prisonnier.
Vers 23 h 45 ou minuit, des hommes se sont présentés devant chez moi et ont tapé à la porte à plusieurs reprises. Ils ont appelé en disant : « Ouvrez, Madame ». Je n’ai pas répondu. J’ai cru d’abord avoir affaire à des Allemands. Ils ont insisté tellement que j’ai compris que c’étaient des Français.
Ils ont cassé un carreau sur la fenêtre de la cuisine, fait jouer l’espagnolette et ont pénétré à l’intérieur. Un moment après, je les ai entendus monter l’escalier menant au 1er étage. Prises de peur, ma sœur et moi nous nous sommes sauvées par les escaliers donnant sur l’arrière de la maison. Les individus pouvaient être quatre ou cinq. Le tabac se trouvait dans le débit, dans un placard situé derrière le comptoir. Je n’ai vu aucun des hommes en question.
Une heure après environ, je suis revenue en compagnie des voisins ; les visiteurs nocturnes avaient disparu. Après inventaire, j’ai constaté que toutes les pièces et tous les meubles avaient été fouillés ; aucun argent n’avait été volé ; par contre tout le tabac, quelques articles de fumeurs tels que pipes, briquets, et quelques litres de vin avaient disparu.

Arkae > Tresors archives > Guerres > Deux vols de tabacs à Ergué-Gabéric > Anna Le RouxIl se trouvait chez moi la quantité de tabac suivante : 20 paquets de tabac gris, 6 paquets de tabac bleu, 12 paquets de tabac vert, 40 paquets de gauloises vertes, 10 paquets de gauloises ordinaires, 10 paquets de celtiques et une boite de ninas.
Ni le placard en question ni même aucun meuble n’était fermé à clé.
N’ayant vu aucun des voleurs, je ne puis vous donner aucun renseignement sur ceux-ci. Si je n’ai pas porté plainte avant cette date, c’est que je craignais les représailles.
J’estime le préjudice qui m’est causé à la somme de quatre mille francs environ."

La déclaration faite à la suite par Anna Le Roux, aînée de 3 ans de sa sœur « Rine », n’ajoute rien de particulier. Deux témoins seront encore entendus le 4 juillet : ils regardaient derrière leurs volets.

René Poupon, 22 ans, qui tient le commerce voisin, déclare :
" Le samedi 27 mai 1944, au soir, vers minuit, alors que j’étais au lit, j’ai entendu des bruits de pas venant de l’extérieur.
D’abord j’ai cru qu’il s’agissait d’une patrouille allemande, vu l’heure tardive et le bruit des pas, car les visiteurs nocturnes étaient chaussés de souliers ferrés.
Je me suis mis à la fenêtre et à travers les volets j’ai observé. Le temps était assez sombre, il m’a été assez difficile de bien distinguer. Toujours est-il que j’ai vu cinq individus rôder sur la place, en face du bureau de tabac. Quatre d’entre eux sont entrés à l’intérieur, pendant qu’un faisait le guet dehors. Ce dernier était de forte corpulence. Je ne pourrais vous dire comment ils étaient habillés, n’ayant pu bien distinguer, ni s’ils étaient masqués.
J’ai tout de suite compris qu’ils venaient pour dévaliser le bureau de tabac. Etant seul comme homme dans la maison, je n’ai pas voulu me faire voir ni sortir, car certainement que ces derniers étaient armés. Ils y sont restés trois quart d’heure environ, puis ils sont partis par le bas du Bourg."

Et le secrétaire de mairie, François Lennon, 54 ans, ne dit pas autre chose : "... Je me suis mis à la fenêtre derrière les volets… Je n’ai pas voulu bouger, de peur que ces individus certainement armés me tirent dessus. Je n’ai pas vu autre chose."
Photos : Café Troalen au bourg.
à gauche : Perrine Le Roux "Rine Rouz".
Ici, à droite : Anna Le Roux.
 

2. A Lestonan, au café-tabac Joncour, le 22 juin 1944 (ADF 200W74)

Arkae > Tresors archives > Guerres > Louise RiouC’est Madame Jean Riou, née Louise Joncour, 38 ans, qui tient le café-tabacs de Lestonan. Dès le lendemain des faits, elle informe les gendarmes par téléphone et ceux-ci se rendent sur place le surlendemain 24 juin.

Madame Riou déclare :
" Le 22 juin 1944, vers 16 heures, alors que je me trouvais à la maison avec ma fille Louise, âgée de 13 ans, j’ai vu deux individus armés de pistolets rentrer chez moi. Ces derniers m’ont demandé à boire. Je leur ai servi chacun un verre de cidre. A un moment donné, l’un d’eux m’a demandé si j’étais la patronne, j’ai répondu par l’affirmative. Aussitôt ces hommes m’ont dit qu’ils étaient venus réquisitionner le tabac que j’avais de disponible chez moi. J’ai refusé de leur donner satisfaction sur le champ. A ce moment ces deux individus m’ont dit qu’ils allaient perquisitionner chez moi. Pour éviter des ennuis et des actes de violences, je les ai conduits dans un local contigu à la salle de consommation, où se trouvait le tabac destiné aux consommateurs. Ils ont pris eux-mêmes le tabac, soit 21 paquets de gris, 18 paquets de gauloises vertes, 15 paquets de tabac supérieur et 8 boites d’allumettes, s’élevant à la somme de huit cent quarante francs quatre vingt centimes (840,80). Cette somme m’a été versée intégralement par ces deux individus, qui se sont ensuite dirigés à pied vers la papeterie d’Odet.
Je ne connais aucun de ces hommes, leur signalement est le suivant : le premier, de forte corpulence, mesure 1,70 m environ, cheveux châtain foncé, visage entièrement rasé, vêtu d’un blouson marron, coiffé d’un chapeau mou noir rabattu sur les yeux. Le deuxième, plus petit, d’assez forte corpulence coiffé d’un chapeau mou foncé rabattu sur les yeux, cheveux blonds, vêtu d’un blouson dont je ne me souviens plus de la couleur. J’ai remarqué que le plus grand portait des lunettes de couleur à grosses montures."

Dans cette seconde affaire, il faut également deux témoins : d’abord un retraité de l’Arsenal, 55 ans, Jean Diascorn7, qui habite à Lestonan, et lui aussi à sa fenêtre :
" Le 22 juin 1944, dans l’après-midi sans que je puisse préciser l’heure, j’ai remarqué de ma fenêtre 2 hommes qui s’en allaient à pied vers la papeterie d’Odet. L’un d’eux portait une musette sur le dos.
Ils étaient vêtus tous deux de blousons et étaient coiffés de chapeaux mous rabattus sur les yeux. J’ai vu que l’un d’eux portait des lunettes de couleur. J’ai appris par la suite par Madame Riou, débitante, qui demeure près de chez moi, que son bureau de tabac venait d’être cambriolé par les individus que j’avais vus passer devant ma maison.
Je ne connais aucun de ces hommes."
Puis Thérèse Henry, 15 ans, qui les a également vus passer devant chez elle et fait la même description des deux individus ; mais elle les a vus « se dirigeant vers Quimper ».

Photo : Mme Riou, photo prise vers 1955.

 

3. Quelques commentaires et remarques

Du fait du rationnement du tabac et de l’inscription obligatoire de chaque consommateur auprès d’un buraliste, tout prélèvement anormal hors du circuit officiel devait donner lieu à un dépôt de plainte : en cas de vol, n’ayant pas pu servir ses clients attitrés, le buraliste devait se justifier auprès des autorités, et cela même s’il avait été payé de la valeur de la marchandise volée. Mais c'était peut-être porter plainte contre la Résistance ?

Par delà la peur qui les a fait s’enfuir par une porte dérobée et se réfugier chez leur oncle Hervé Le Roux, Madame Troalen et sa sœur avaient de quoi se poser des questions. Car la Résistance, c’était qui, à Ergué-Gabéric ? C’était avant tout le fils de leur cousine germaine, Fanch Balès, le boulanger du Bourg, qui vivait dans la clandestinité depuis près de 5 mois, depuis le cambriolage des bureaux du S.T.O. à Quimper et la destruction des fichiers des requis dans son four de boulanger. Les deux soeurs pouvaient se demander si les cambrioleurs, qui n'étaient probablement pas des gabéricois, étaient ou non en rapport avec Fanch. Elles pouvaient aussi douter de leur appartenance à la Résistance. Toujours est-il que Fanch aurait été informé par les soins de « Rine Rouz » de ce vol commis au Bourg et devait se renseigner sur ses auteurs8. Mais il est mort fin août. Et les archives n’ont conservé aucune trace d’une suite donnée à cette affaire.

Le procès-verbal dressé à Lestonan fournit un récit simple et clair, avec cependant une contradiction au sujet de la direction prise par les deux individus. Nous disposons d’un autre document d’archives (ADF 200W74 également) qui comporte un élément ne figurant pas dans la déposition de Madame Riou. Dans la transmission qu’il adresse en date du 26 juin aux autorités françaises et allemandes, le Capitaine Le Thomas, commandant la section de gendarmerie de Quimper, résume brièvement : « le 22 juin 1944, vers 16 heures, deux individus armés se sont présentés au bureau de tabacs tenu par Madame Joncour, au hameau de Lestonan en Ergué-Gabéric. Sous la menace de leurs armes, ils ont exigé la remise du tabac détenu, soit 36 paquets de tabac et 18 paquets de cigarettes. Ils ont remis à la tenancière la somme de 840 Francs et un reçu du tabac volé ». Le procès-verbal ne mentionnait pas de remise d'un reçu.

Près de 70 ans après les faits, nous avons, par bonheur, le témoignage oral de Lisette Hascoët, qui était la fille de 13 ans indiquée comme ayant assisté à la scène. Lisette nous dit d’emblée que cela ne s’est pas passé ainsi :
« En réalité, ce jour-là, il n’y avait personne à la maison. Mon père était prisonnier en Allemagne, et nous étions, ma mère et moi, à la prairie que nous avions en location auprès des Bolloré, située au-delà du Bigoudic, à peu près à 1500 m. de la maison. Car en plus du café-tabac, nous avions une vache et un peu de terre. Ce jour-là, nous faisions le foin. Dans l’après-midi, un homme est arrivé, que nous ne connaissions pas.
Il avait trouvé porte close au café, et demandait à ma mère de venir avec lui pour se faire remettre le tabac que les clients attitrés n’avaient pas encore perçu. Ma mère refusa, mais il insista, proposant que « la petite » vienne au moins lui ouvrir la porte. Elle réagit fortement à cette idée, et décida alors de l’accompagner elle-même. Et moi, je suis restée travailler dans la prairie. C’est ainsi que ça s’est passé. Je ne me souviens pas du tout qu’ils étaient à deux. Quand il est venu à la prairie, il était seul.
On a peu reparlé de cette histoire par la suite. Mon frère Jean, qui avait 3 ans de moins que moi, n’en a aucun souvenir. Je ne sais pas si le tabac a été payé ou si un reçu a été remis à ma mère »

Que dire encore ?

  • Les gendarmes ont opté dans les deux procès-verbaux pour un récit simple, schématisé, dépouillé de détails sans importance pour l’enquête, quitte à travestir certaines données. Il leur aurait paru inutile de raconter le détour par la prairie.
  • Remarquons qu’ils n’utilisent plus ici comme ils le faisaient quelques semaines ou mois auparavant, les termes « terroristes9 » ou « bandits », mais se contentent de parler de « visiteurs nocturnes » ou d’« individus » ou de « ces hommes ». Le ton aurait donc changé vers plus de neutralité. Rappelons que le Débarquement venait d'avoir lieu.
  • En ce qui concerne le vol commis à Lestonan, qui se déroule en plein jour, une indication est donnée par le procès-verbal des gendarmes, qui signalent un paiement au comptant, puis par leur Commandant, qui ajoute la mention d’un reçu : si les « individus » n’ont pas indiqué à Madame Riou leur appartenance à la Résistance, les gendarmes ont peut-être retenu le paiement comme valant une quasi-signature de la Résistance, et leur Commandant aurait ajouté dans le même sens la mention d’un reçu.
  • Les familles Riou et Troalen n’ont jamais su qui étaient les auteurs de ces vols. Quand la Police de la République a remplacé celle de l'Etat Français, elle a eu à élucider bien d'autres affaires, d'une toute autre importance. Et ce qui aurait été délictueux avant la Libération ne l'était sans doute plus tout à fait après. S'il est vrai qu'à l'époque la volonté d'identifier les « voleurs » n'a pas été plus forte, il n'y a pas de raison aujourd'hui de prétendre connaître les auteurs des vols.Mais ces affaires, dont nous devons accepter de ne pas tout savoir, nous donnent une idée de la complexité des situations à cette époque, comme de la difficulté de connaître la réalité, même rapportée par procès-verbal.

François Ac'h.

 

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Cette photo représente une carte de tabac attribuée à une femme pour le 2ème semestre 1947.
 
Pendant la guerre, le tabac a été rationné dans le sens où seuls les hommes de plus de 18 ans avaient le droit d'en acheter une quantité limitée.
A partir de décembre 1945, le droit d'acheter du tabac a été accordé aux femmes, mais à partir de 21 ans seulement. En effet, il a été considéré qu'il y avait en France autant de jeunes filles de plus de 21 ans que de jeunes hommes de plus de 18 ans : voilà le genre de parité qui était respectée !
Par ailleurs, les femmes avaient une dotation mensuelle de 40 grammes quand les hommes en avaient une de 160 grammes en 1946 et de 280 grammes en 1947.
« Où est l'égalité des sexes dans tout ça ? », lit-on dans l'Humanité du 27 juin 1946. Cf. Eric Godeau, ouvrage cité, page 37).

Ainsi, on pourrait considérer que les femmes ont obtenu dans le même temps l'accès au tabac et l'accès au bulletin de vote !

 

Dossier réalisé par François Ac'h - Keleier 70 - novembre 2011

 

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