Les ouvriers à Odet de 1822 à 1960

Sur le travail des ouvriers, depuis l'ouverture jusqu'à la fermeture des papeteries, nous disposons de quelques sources. Nous présentons ici celles qui nous semblent les plus pertinentes.

 

Le rapport de la DRAC

Un rapport sur La vie dans les papeteries d'Odet au XIXe et au début du XXe a été produit vers 2004 par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) et classé à Rennes. Il analyse les conditions de vie des ouvriers, le rapport entre le monde ouvrier et le patronat, ainsi que l'importance de la religion dans l'environnement particulier qu'était l'usine Bolloré. Ce texte de la DRAC établit notamment des comparaisons avec des papeteries du même type en France, telle celle des Montgolfier à Annonay dans l'Ardèche. Les fêtes ayant eu une part non négligeable dans la vie des papetiers sous la direction de René Bolloré II, le rapport se termine sur une série de cartes postales émises par Villard pour le centenaire de l'usine en 1922. Certaines d'entre elles figurent sur notre site. Nous avons choisi de conserver les légendes du rapport, qui apportent des compléments d'analyse et d'information.

Pour télécharger le PDF du rapport, cliquez ici.

 

L'étude de Moulins à papier et familles papetières de Bretagne

Dans leur ouvrage paru en 2015, le Centre généalogique de France et l'association Au fil du Quéffleuth et de la Penzé complètent avantageusement notre connaissance de la vie des ouvriers à Odet au XIXe et au début du XXe siècle, en dépliant, notamment, les descendances généalogiques et les états-civils. Suit ici une synthèse des informations apportées par ce livre.

 

Qui étaient les premiers ouvriers

On apprend ainsi que parmi les salariés des premières décennies, l'usine employait un certain Jean Poiriel, menuisier-charron, mais aussi Guillaume Thaboré, Pierre Grill, Alain Daniélou, Jean Quéré et Louis Cariouo, anciens cultivateurs recrutés localement. Des papetiers issus des familles des premiers moulins à papier, ayant une expérience précédente dans le métier, ont sans doute été les formateurs des nouveaux arrivants dans l'usine. La liste des employés mentionnés dans les actes est publiée sur le site Grand Terrier. Les recensements de 1836 à 1911 figurent sur le site des Archives départementales du Finistère. Les familles papetières sont aussi citées dans Moulins à papier de Bretagne, p. 167.

 

Ouvriers de la papeterie Bolloré vers 1900

 Ouvriers de la papeterie Bolloré vers 1900

 

L'évolution technique du métier

En 1828, la manufacture de papier à cylindre est équipée d'une cuve à papier blanc et d'une cuve à papier gris. En 1834, le travail aux cuves et le séchage aux perches sont remplacés par les premières machines. Avant la Première Guerre mondiale, une nouvelle machine à papier est mise en activité, ce qui fait passer le nombre de salariés à 1200 (papeteries de Troyes comprises). Après un arrêt pendant la Seconde Guerre mondiale, faute de matière première, la production reprend en 1947 avec des chaudières à charbon, puis à fuel.
Le chiffon restera la matière première travaillée par les ouvriers pendant plus d'un siècle. En 1920, on le découpe toujours sur un banc traditionnel, une table munie d'une lame de faux. Filets, ficelles, cordes sont mis en pièces sur ce billot de bois. En 1936, une machine à découper les chiffons est installée. Enfin, le chiffon est remplacé en 1950 par de l'étoupe de lin et de chanvre, des linters de coton (duvet de fibres très courtes) et de la pâte à bois.

 

Grande production, petit salaire

Au début de l'activité, le salaire des 31 ouvriers est inférieur à celui des autres moulins : 2,25 F pour les hommes, 1,25 F pour les femmes. Ils travaillent 295 jours par an et transforment 90 tonnes de drilles. En 1838, les ouvriers fabriquent 130 tonnes de papier : 25 tonnes de papier de bureau, 50 tonnes de papier à la jacquard, 55 tonnes de papier de tenture. En 1885, les effectifs et la production augmentent à 95 personnes pour 410 tonnes de papier par an. En 1948, ce sont 1800 tonnes qui seront produites grâce au charbon et au fuel.

 

Les horaires

Une ouvrière d'Odet (Marianne Saliou) évoque les 12 heures de travail par jour effectuées par les femmes pendant la Première Guerre. L'horaire revient à 8 heures par jour en 1922.

 

Quelques montées en grade

Le changement de métier intervient souvent dès l'entrée en papeterie, puisque de nombreux ouvriers sont d'anciens cultivateurs recrutés aux alentours. Mais certains évolueront dans l'entreprise elle-même.
Dans les années 1860, Jean-Marie Le Lous, natif de Garlan, débute en qualité de commis, puis devient teneur de livres, et comptable.
Dans les années 1880, Jean-Pierre Rolland entre à Odet. Il a 17 ans. René-Guillaume Bolloré remarque cet ouvrier compétent et entreprenant, et en fait son contremaître/surveillant de fabrication. Par la suite, le patron lui confie la direction technique de l'usine de Cascadec à Scaër. Jean-Pierre Rolland s'installe alors à Scaër avec sa famille dans une maison construite par les Bolloré, et fait un va-et-vient incessant entre les deux usines. Il décède en 1914, victime de l'emballement du cheval qui conduit son char-à-bancs.
Dans les années 1890, Pierre Le Dé, ouvrier papetier, époux de Marie-Renée Bonjour, maîtresse de salle, devient conducteur de machines.

 

Le travail des femmes

Comme dans la plupart des manufactures du XIXe et du début du XXe siècle, les femmes reçoivent un salaire inférieur à celui des hommes. Les ouvrières sont orientées vers les travaux de triage, de préparation et de découpe des chiffons. Dans cet atelier, les conditions de travail sont particulièrement difficiles. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale que leur situation s'améliore. Nous vous renvoyons ici vers l'article dédié aux ouvrières de la papeterie.

 

La présence des enfants

Les enfants forment une partie non négligeable du personnel, jusqu'au début du XXe siècle. On dispose de quelques chiffres : 3 enfants en 1873, 10 en 1884, 29 en 1885. Comme dit précédemment, ils aident à la découpe des chiffons. L'encyclopédie Diderot-D'Alembert mentionne dès 1751 ces "petits garçons" des anciennes papeteries qui transportaient déjà les chiffons "du pourrissoir au dérompoir".

 

Les garanties sociales

Dans les années 1920, René Bolloré II construit une cité ouvrière de 19 logements à 800 mètres de la papeterie. Il met en place un club sportif, avec terrain et vestiaires. De 1936 à 1930, il crée uun patronage, deux écoles "libres", gratuites pour les enfants des ouvriers. Une messe hebdomadaire, destinée au personnel de l'usine, est donnée à la chapelle Saint-René. 
Les syndicats apparaissent après 1936. Avant cette date, il n'y a pas de véritables corporations de papetiers, métier très conservateur et influencé par les compagnons, mais "de nombreuses associations d'ouvriers existent", selon Moulins à papier en Bretagne (p. 19). 

 

Les articles d'Yves Goulm et Laurent Quévilly

D'après les informations recueillies par Yves Goulm, dans "Les papetiers d'Odet et de Scaër" (Micherioù koz n°30, Rosporden, éditions Kylan's, 2012, p. 25-26), les heures de travail après la Première Guerre mondiale et avant 1936 se répartissent comme suit :
- pour le personnel de jour : 7 h 30 - 11 h 30
- pour les femmes du bobinage : 5 h -13 h et 13 h - 21 h
- pour les hommes de faction : 5 h - 13 h ; 13 h - 21 h ; 21 h - 5 h
Le tout, 6 jours par semaine, soit 48 h/semaine. La fabrication s'arrête le samedi soir à 21 h et reprend le dimanche à la même heure.
Après la loi des 40 heures en 1936 :
- pour les "factionnaires", une quatrième faction est créée.
- pour les autres, le samedi devient une journée libre.
Les déplacements domicile-lieu de travail se font généralement à pied, pour certains quatre fois par jour. 
En juillet 1930, les Assurances sociales (sécurité sociale) voient le jour en France et à Odet. Pour les anciens qui n'ont pas cotisé, il n'y a pas, bien sûr, de retraite. Cependant, la direction de l'usine décide de garder ces personnes aux "Services extérieurs", c'est-à-dire à l'entretien des bois, de l'allée du canal, à la construction de murs, dont celui du stade de Keranna. Ces dernières fournissent un travail à temps plein, pour lequel elles sont rémunérées. Après la cessation définitive du travail, une enveloppe leur est remise mensuellement, lors de la paie des ouvriers.

Dans un article de juin 1983 pour la revue de la Mutuelle familiale Finistère des travailleurs, Laurent Quévilly écrit : "On y travaillait dur autrefois, aux Papeteries : les hommes aux redoutables machines, les femmes, voire parfois les enfants, qui à la chiffonnerie, qui aux bobines, au séchage du papier sur la lande ou encore à la gare de Quimper pour marquer les caisses de papier destinées à Camel aux États-Unis, le gros client. À cette époque [avant 1918], ce n'était pas les 3 x 8. Mais les 2 x 12. Douze heures à travailler c'est long, se souvient un témoin, à la fin on ne pouvait plus manger et le sommeil nous prenait. De pénibles conditions de travail qui paradoxalement et pendant longtemps n'auront pas pour autant suscité un développement du syndicalisme dans l'usine, alors qu'il se développait partout ailleurs dans la région, comme dans les conserveries. Un jour, raconte le même témoin, les ouvriers avaient demandé de l'augmentation et fait une pétition. Comme ils ne savaient pas écrire, ça n'avait pas été difficile de découvrir les noms de ceux qui avaient fait la liste. Et ceux-là ont été punis." Plus loin dans le même article, un ouvrier de la papeterie de Cascadec évoque des conditions encore très difficiles dans les années 1980 : travail dans l'eau, température ambiante de 40 °C, repas pris au pied de la machine, décalages horaires, problèmes psychologiques dus aux mutations...

Synthèse effectuée par Marilyne Cotten