La fabrication du papier à Odet de 1822 à 1983

Pierre Faucher a dressé un historique de la fabrication du papier dans les usines d'Odet. Depuis la papeterie originelle, fondée par Le Marié, jusqu'aux usines de papiers spéciaux dans les années 1980, l'histoire d'Odet nous parle de l'évolution de l'économie et des techniques.

 

Historique des fabrications à Odet de 1822 à 1983

Pile défileuse par Mann KerouedanAu départ, le moulin à papier fabriquait industriellement des papiers « gros » d’emballage et du parchemin. Ce travail se faisait à la forme, à la cuve. Le papier était séché aux perches et parfois même à la lande. Sur la plaque inaugurale (février 1822), il est précisé que la papeterie d’Odet est la troisième manufacture à papier établie en Bretagne. Le cylindre est en l’occurrence un cylindre en fonte placé au fond d’une cuve et muni de lames transversales. Ce système de pile défileuse fut un grand progrès dans la fabrication du papier car il permettait de raffiner le chiffon en une dizaine d’heures, alors que le défibrage à l’aide de la pile à maillets nécessitait 30 à 40 heures. Avec les piles à cylindre, on pouvait produire beaucoup de pâte et donc davantage de papier. En 1834, Nicolas Le Marié acquiert une machine à papier en provenance d’Aumonay (Ardèche), ville des frères Mongolfier. Les cylindres et rouleaux sécheurs seront également intégrés dans les machines à papier plus tard. Ce système de toiles et de rouleaux remplacera le travail à la cuve et le séchage aux perches. La fabrication s’orientera vers le papier fin : papier mousseline, papier coton pour celluloïd, papier Bible.

Ci contre : système de pile hollandaise défileuse
dessiné par Mann Kerouedan,
ancien conducteur de machines à Odet.

 

 

Historique des fabrications à Odet de 1822 à 1983

1822 : Fabrication à la cuve à partir de chiffons. Papiers gros d’emballage et à parchemin.1828 : Deux cuves de papier blanc -> 3456 rames. Une cuve de papier gris -> 4218 rames.
1834 : Acquisition d’une machine à papier venue d’Annonay. Papier mousseline. Papier coton pour celluloïd. Papier Bible.
1838 : Papier de bureau et d’impression : 25 tonnes. Papier à la Jacquard : 50 tonnes. Papier de tenture : 55 tonnes., Développement des exportations.
1861 : 480 tonnes de papier.
1865 : Premiers essais de fabrication de papier à cigarette.
1881 : Mise au point de la production de papiers minces, notamment celui à cigarettes, avec Léon Bolloré (frère de René) pendant deux années.
1929 : 932 000 bobines de papier à cigarette, soit 876 000 kg, sortent des usines d’Odet et de Cascadec.
Années 1930 : OCB, Odet-Cascadec-Bolloré, débute.
1939 : La France fabrique plus de la moitié du papier à cigarette dans le monde, dont plus des ¾ sont exportés aux USA et au Canada.
1947 : Redémarrage de l’usine d’Odet, arrêtée de 1941 à 1946, avec deux machines : l’une pour le papier à cigarette et le papier Bible, l’autre pour le papier carbone, écru ou coloré.
1948 : 1800 tonnes de papier sont produites dans l’année.
1949 : 20 tonnes de papier sont produites par jour. Développement du papier condensateur (3 tonnes par jour) de 7 microns.
1950 : Quatre grandes firmes se partagent le marché français du papier mince.
1959 : Arrêt de la fabrication du papier à cigarette. Amplification de la fabrication du papier support carbone à partir de la pâte de bois écrue, ou plus rarement blanchie (suppression des ateliers de chiffonnerie, de lessivage et de blanchiment des pâtes).
1960 : Huit machines fabriquent du papier condensateur. Développement des sachets à thé.
1961 : Arrêt de la fabrication du papier carbone et progression du papier condensateur.
1969 : Expérimentation de la fabrication des films diélectriques pour condensateurs.
1972 : Nouvelle usine à Ty Coat (à 200 mètres d’Odet) pour la fabrication du film en propylène pour condensateurs.
1983 : Arrêt définitif de la papeterie d’Odet, qui sera démolie en grande partie vers 1987.

 

Les fabrications importantes de la papeterie d’Odet

Le papier à cigarette
La France a acquis une réputation mondiale pour cette sorte de papier et s’est placée au premier rang avec une quarantaine de machines, répartie dans 13 départements, dont le Finistère, avec les papeteries Bolloré. Les 9/10e de la production sont exportés aux USA, en Espagne, en Turquie, en Russie…

Les variétés de papier à cigarette
- Blanc, sans charge, velin ou vergé, de 10 à 14 grammes au mètre carré
- Blanc, chargé de 15 à 25 grammes au mètre carré
- Très combustibles

Caractéristiques
Tous ces papiers doivent présenter, malgré leur légèreté, une bonne résistance à la rupture, à la perforation et aux froissements. Ils doivent avoir de l’opacité, de l’épair (une certaine transparence) et être exempts de piqûres. Suivant les cas, on exige une combustion lente ou rapide.

Composition
- la pâte de chanvre blanchie (déchets de filature, chiffons, cordages, filets, sacs)
- la pâte de lin blanchie (étoupes, rebus de filature, toile et fil de lin)
- les "bulles-durs" (papier grossier) de différentes qualités (contenant coton, lin, chanvre) pouvant former jusqu’à 50 % du mélange
- la pâte de coton (vieux chiffons, déchets de filatures) dont on ne prend généralement qu’une faible quantité
- la pâte au bisulfate blanchie, parfois ajoutée mais en faible proportion (5 à 12 %)

Raffinage
Ces pâtes doivent toujours être au préalable très soigneusement lavées. Le raffinage a une très grande importance pour éviter la formation de « boutons » (agglomération de fibres). On raffine en moyenne de sept à 12 heures suivant la nature du mélange des pâtes. Les constituants sont travaillés séparément et mélangés en dernier lieu.

Charges
On utilise le carbonate de chaux, le carbonate de magnésie, la magnésie, et quelquefois le kaolin. Ces matières ont pour but de communiquer de l’opacité et un toucher onctueux tout en retenant certains produits volatils, malodorants, pouvant résulter de la combustion des fibres organiques. La proportion employée varie de 5 à 30 % selon l’opacité, le poids au m2 etle degré de combustibilité demandé. Le carbonate de chaux est généralement prédominant parce qu’il donne de la porosité et des cendres très blanches. On lui adjoint un peu de sulfate de zinc. Enfin, pour accroître la combustibilité, on ajoute dans la pile hollandaise, vers la fin du raffinage, un peu de nitrate de magnésie, de nitrate de soude ou de chlorate de potasse. Quelquefois, on pulvérise des solutions de ces derniers produits sur la feuille en cours de fabrication sur la machine à papier (en fin de sècherie).
Parfois, on procède à un faux filigranage (marque ou dessin se trouvant dans le corps du papier et que l’on peut voir par transparence) avec des rouleaux graveurs agissant par écrasement des fibres sur la feuille préalablement humidifiée.
Des années 1880 à 1959, la fabrication du papier à cigarette fut importante dans les usines Bolloré, permettant avec cinq machines de produire dans les années 1930 plus de 2500 tonnes de papier correspondant à 50 milliards de cigarettes. Les cahiers OCB ne se fabriquent plus en Bretagne, mais à Angers, avec les cahiers Zig-Zag, tandis que les cahiers Job sont produits à Perpignan.

Le papier condensateur occupe la première place dans les années 1960 avec huit machines de production. Bolloré représente 30 % du marché mondial avec ce papier d’une extrême finesse, qui joue le rôle d’isolant en électricité. Le papier carbone se développe aussi dans les années 1960, avec 80% du marché français (de différentes couleurs) et sera fabriqué à partir de la pâte de bois. Le sachet à thé : Bolloré assure 80 % du marché intérieur français. Ce papier est fabriqué à partir de chanvre de Manille, puis de la fibre longue de la pâte de papier. Le papier Bible sert à l’édition de livres religieux et à celle de la collection littéraire « La Pléiade », en papier fin. Le film polypropylène apparaît dans les années 1970. Ce film plastique est fabriqué à partir de petits granulés blancs, fondus dans une « extrudeuse ». Transformé en une matière visqueuse, le polypropylène retourne à l’état solide sous la forme d’un film plat, après passage dans un cylindre réfrigéré.  Ce film est alors étiré en longueur et en largeur. Cette fabrication a beaucoup évolué avec l’usine de Pen Carn.


Pierre Faucher


Le travail à la papeterie d'Odet par Jean Le Berre

Le témoignage suivant est extrait de Moulins à papier de Bretagne, par Yann-Ber Kemener, publié aux éditions Skol Vreizh en 1989. Il figure en fin de l'ouvrage, après un témoignage de Marjan Mao sur le travail à la chiffonerie. Jean Le Berre, qui était contremaître à Odet, retrace ici tout le processus de fabrication du papier à Odet dans les années 1930-1940.

 

Quand j'ai commencé à travailler chez Bolloré en 1935, nous étions 300 à 400 ouvriers et le travail se faisait à la main. Une vingtaine de femmes triaient les chiffons, qui venaient de l'étranger par wagons entiers, et les coupaient à l'aide de lames de faux plantées dans une table. De plus, elles coupaient les cordes en utilisant une hache sur un billot de bois. Une fois les chiffons coupés en petits morceaux, les femmes les chargeaient dans un lessiveur pour bien les nettoyer à la chaux et à la vapeur. Le lessiveur était une grosse boule actionnée par un homme qui y mettait les produits chimiques, ainsi que la vapeur sous pression. Tout était étagé. La chiffonnerie se trouvait en haut et les chiffons arrivaient par une trappe dans les réserves.

 

Pile raffineuse et calandre à Odet_Réalités, 1949

Pile raffineuse et calandre aux papeteries Bolloré. Photographie parue dans le magazine Réalités en 1949.

 

Une fois lessivés, les chiffons descendaient dans les défileuses, qui étaient munies d'un tambour laveur et d'un tambour défibreur. Après cela, il fallait blanchir les fibres brutes dans une autre pile hollandaise avec du chlore. Une fois la pâte défilée, celle-ci descendait dans un réservoir, passait sur un presse-pâte, pour en extraire l'eau, et était stockée dans des wagonnets, avant de monter au troisième étage par un monte-charge. Là, elle était blanchie dans des piles, puis on ouvrait la vanne de vidange et la pâte arrivait dans des caisses d'égouttage, où elle restait plusieurs jours. Le fond des caisses était fait de carreaux perforés qui retenaient la pâte, tandis que l'eau s'en allait. Une fois blanchie, la pâte était transportée dans des wagonnets jusqu'aux piles raffineuses où elle était finement broyée, avant de descendre dans une grande réserve de 200 à 300 litres, qui était toujours pleine et récupérait également le trop-plein de pâte de la machine à papier. Celle-ci était alimentée en permanence. La pâte se déversait alors par des canalisations sur une grande toile métallique qui tournait. Des caisses aspirantes enlevaient l'eau et la fibre se maintenait à la surface de la toile. La pâte à papier restait donc sur la machine et passait par différentes presses pour y être séchée. Suivant le papier à fabriquer, il fallait régler le débit de pâte. Une fois le papier séché, il était enroulé et passait à l'atelier de bobinage ou de découpage, où l'on faisait de petites bobines de papier à cigarettes de 28 à 30 mnm de large et de 5 à 6000 mètres de long. Le filigranage du papier était effectué soit à sec, soit humide. Le filigranage à sec était réalisé par une filigraneuse composée de presses cylindriques qui imprimaient le filigrane dans le papier. Le filigranage humide était effectué pendant la fabrication du papier. Lorsque le papier était gommé, il devait, de plus, encore passer dans une machine appelée "gommeuse".


La papeterie d'Odet vue par Déguignet

Le texte ci-dessous, relatant des observations de 1897-98, extrait de Histoire de ma vie, le texte intégral des Mémoires d'un paysan bas breton, est une merveille. Après avoir introduit son sujet par une anecdote mettant en scène un milliardaire américain, puis évoqué l'inventeur de l'expression populaire « Tonnerre de Brest » (ce n'est ni Hergé, ni le capitaine Haddock), et enfin glissé un dialogue entre un voisin et un ancien ouvrier de la papeterie, Jean-Marie Déguignet nous présente avec ironie et passion le palais enchanté de la fabrique de papier d'Ergue-Gabéric, avec des machines à couper les bras. [Introduction de Moulins à papier et familles papetières de Bretagne]

 

Machine dans le livre d'or des papeteries Bolloré_1930J'ai lu quelque part que le fameux milliardaire Jay Gould disait un jour à ses ouvriers, qui s'étaient mis en grève une fois, de ne pas recommencer deux fois, car aussitôt il les remplacerait tous par des ouvriers en acier qui ne font jamais grève et travaillent jour et nuit sans jamais se plaindre. Eh bien, Tonnerre de Brest, comme disait Mahurec, il y a ici au fond de la Bretagne un industriel qui tend à réaliser le rêve du milliardaire américain. J'ai déjà parlé de la fabrique de papier d'Ergué-Gabéric, perdue là-bas au fond du Stang-Odet et que j'ai vu fonder. Cette fabrique occupait autrefois tous les ouvriers des environs, mâles et femelles, jeunes et vieux. Eh bien, aujourd'hui, il n'y a presque plus personne, quoiqu'elle fabrique dix fois plus de papier.


Il y a deux ou trois ans, un individu ayant travaillé dans cette fabrique se trouvait chez le perruquier, mon voisin, et disait que la veille on avait encore coupé les bras à dix ouvriers d'un coup !
- Comment, disait un client qui ne saisissait pas bien l'ironie, dix bras ? d'un seul coup ? par la même machine ?
- Oui juste, comme vous dites, par la même machine. Une nouvelle machine arrivée l'autre jour du Creusot et qui fait à elle seule l'ouvrage de dix ouvriers et, par conséquent, le patron a mis douze ouvriers dehors. Et ce n'est pas fini, il en viendra d'autres jusqu'à ce que tous les ouvriers soient remplacés par des machines. Et en effet, cela paraît bien près de se réaliser.


J'ai passé par là depuis et, où je voyais autrefois une véritable fourmilière humaine, je ne voyais plus personne. Si je n'avais pas vu fonder cette fabrique, j'aurais pu me croire en présence d'un de ces palais enchantés des contes orientaux. Je voyais des machines tourner partout, en dehors, en haut, en bas, à droite et à gauche. En haut, je voyais des monceaux de choses informes s'engouffrer dans des auges, où ils étaient broyés et mis en pâte ; de là, ils passaient dans d'autres auges ; puis de là, ces monceaux de pourriture purifiés et devenus pâte claire passaient dans des tuyaux, qui les déversaient sur un plateau de fer chauffé à la vapeur. Là, la pâte claire se transformait immédiatement en papier. Puis ce papier s'enfilait ensuite à travers une quantité de cylindres tournant en sens inverse pour aller sortir à vingt mètres plus loin, où il était repris par d'autres machines qui le découpaient en format voulu. Mais j'avais beau regarder, je ne voyais personne, d'abord parce que la vapeur m'en empêchait. Cependant, quand mes yeux parvinrent à percer la vapeur, j'entrevis trois ou quatre individus, les bras croisés sur la poitrine à la manière des paysans bretons. Ils étaient là comme des fantômes, les yeux fixés sur les machines, ne bougeant, ni parlant. D'abord, pour parler, il est impossible, au milieu de ces machines.


Enfin je sortis de ce vaste palais enchanté, émerveillé du génie de l'homme, mais aussi attristé en considérant que ce génie va à l'encontre du but vers lequel il devrait tendre, c'est-à-dire à égaliser un peu le bonheur en ce monde entre tous les individus, tandis qu'il tend au contraire à accabler de richesses et de bonheur quelques privilégiés seulement, en en éloignant de plus en plus des millions de malheureux déshérités à qui, comme disait cet ouvrier renvoyé de la fabrique, les machines coupent les bras tous les jours, leur seule fortune en ce monde.


Et ces hommes de génie, ces inventeurs de machines à couper les bras, reçoivent des éloges, des encouragements, des félicitations, des brevets, des croix et des pensions, comme en reçoivent ceux qui font les meilleurs écrits mensongers pour rouler, pour berner, pour abrutir, pour consoler et pour calmer les douleurs des malheureux, qui restent impassibles, paisibles, avachis, le ventre vide, en haillons, devant ces machines qui tournent jour et nuit au profit de quelques millionnaires et milliardaires, et semblent rire en leur mouvement perpétuel et se moquer de ces autres pauvres machines en chair et en os qui restent crever de faim en les regardant tourner.


Et cependant on entend tous ces ouvriers crier après ces machines, lesquelles finiront certainement par les mettre tous sur le pavé. On entend même parfois quelques soi-disant économistes, dont toutes les économies viennent de ces machines, dire du fond de leurs cabinets que ces machines pourraient bien à la fin devenir un danger, mais ils répondent de suite qu'on ne peut pas arrêter l'essor du génie sous peine de retomber dans la barbarie.

 

Extrait de Histoire de ma vie
Texte intégral des Mémoires d'un paysan bas-breton
Jean-Marie Déguignet
Première édition : An Here ; 2001; rééditions : Arkae
Page 405


Directeurs et hommes influents des papeteries Bolloré

Si le fondateur des papeteries, Nicolas Le Marié, et les Bolloré, qui se sont succédé à la tête de l’usine depuis sa mort, ont le rôle principal dans l’orientation et le fonctionnement de l’entreprise, d’autres personnes ont influencé la vie de l’usine à différents moments de son histoire.

 

De 1822 à 1935

Ce sont les directeurs qui assurent l’organisation du travail et veillent à ce que chaque ouvrier ou employé réalise les tâches prévues. Leur responsabilité est importante. Nous savons par les témoignages qu’ils réunissaient chaque matin les chefs de service et les informaient. Ces derniers, à leur tour, rassemblent les chefs d’équipe, à qui il revient de faire respecter les ordres. Aussi René Bolloré I (1881-1905) recevait-il tous les jours un rapport sur la marche de l’usine rédigé par le directeur.

 

À partir de 1935

Après le décès de René Bolloré II, le pouvoir des directeurs semble s’accroître. Il faut dire que le groupe s’est déjà étendu, les frères Bolloré gèrent d’autres activités et ne peuvent suivre la papeterie d’aussi près que leurs prédécesseurs. Lorsque la responsabilité des usines Bolloré échoit à Gaston Thubé, les directeurs sont donc appelés à jouer un plus grand rôle et à prendre davantage d’autonomie. Il en est ainsi de la direction de Louis Garin père, directeur de 1935 à 1940, de Frédéric Ferronière (de 1945 à la fin des années 1960), de M. Callec, de Louis Garin fils et Henri Bernet. Ce dernier cèdera le contrôle de la SAFIDIEP à Shell en 1979. Ils dirigeront les usines d’Odet et de Casacadec, logeront dans une belle demeure gabéricoise, entourée d’un parc, à l’entrée de Stang-Ven, à l’écart de l’usine, mais aussi de la propriété familiale des Bolloré. Notons qu’en 1970, Louis Garin fils jouera un rôle déterminant dans l’histoire de l’entreprise, en choisissant le site d’implantation de l’usine de films propylènes à Ty Coat. Cette usine devient la SAFIDIEP, puis le siège social du groupe Bolloré.

 

Les dirigeants des papeteries Bolloré Revue Réalités sept 1959

Photographie des dirigeants des papeteries Bolloré dans la revue Réalités, parue en septembre 1959. 
Les personnes sont identifiées en légende, à l'intérieur de l'image. 

 

Quelques figures notables

D’autres hommes ont eu une place particulière dans la vie et le fonctionnement de la papeterie. Elle fut même parfois prépondérante. À l’exemple de :
- Jean-Marie Le Pontois, frère de Marie Le Pontois, épouse de Nicolas Le Marié. Il fait partie de la direction. Recensé en 1836 à Odet, aux côtés des Le Marié, il est surnommé « Jean du Moulin ».
- Léon Bolloré, le frère de René I. Il a joué un rôle essentiel dans la production d’un papier mince tout particulier, celui à cigarette, qui participera à la renommée de l’entreprise. Ce nouveau produit fut si difficile à mettre au point que l’usine ne fabriqua pas de papiers minces pendant deux ans.
- Jean-Pierre Rolland (1855-1914), « vieux loup de papeterie », contremaître qui mit en route l’usine de Cascadec après avoir été surveillant de fabrication à Odet. René Bolloré II lui rendra hommage lors du centenaire des papeteries (1922).
- Jean-René Rannou, né en 1866 à Keranguéo, en Ergué-Gabéric. Il faut contremaître de fabrication à Odet.
- Yves Charuel du Guérand, ingénieur des Arts et manufactures, marié à la sœur de René Bolloré II, Marie Madeleine Léonie, née en 1878. Il travaille comme ingénnieur à la papeterie d’Odet et sera conseiller municipal d’Ergué-Gabéric de 1906 à 1925. De son mariage est issue France du Guérand, qui a écrit un livre de souvenirs intitulé Il était une fois, édité en 1980 (en consultation au local d’Arkae).

 

Directeurs papeterie 1911

Hommes et femme influents des papeteries en 1911. Photo prise lors du mariage de René Bolloré II.
Tout à fait à droite, debout : Mme Liliac, secrétaire. Au premier rang, de gauche à droite : René Rannou, contremaître de fabrication à Cascadec, Yves Charuel du Guérand, chef de laboratoire, René Émile Bolloré, Jean-Pierre Rolland, contremaître de fabrication à Odet, Louis Garin, directeur à Odet, Yves Le Galles, chef de la chiffonnerie. Au second rang, de gauche à droite : Laurent Le Gall, comptable, Abel Briand, chef électricien, Hervé Quitin, directeur à Cascadec, Yves Provost, comptable.

 

Enfin, Gaston Thubé lui-même : voir sa biographie ici.


Dans les années 1960-1970, des hommes influents comme Jean Espern, homme de confiance des directeurs, et Jean Lassal, directeur de la Safidiep et « homme des films polypropylènes », auront aussi une place déterminante.

 

Synthèse effectuée par Pierre Faucher.


Histoire des femmes aux papeteries d'Odet

Plus de la moitié du personnel d'Odet est composé de femmes. Leur travail, leur salaire, leur place à l'usine sont bien différents de ceux des hommes. Leur histoire, aussi, est différente, riche en développements, en évolutions et en revirements, c'est pourquoi nous avons choisi de consacrer un plein article aux papetières.

 

Les femmes aux chiffons

Chiffonière au triage

Génralement, les ouvrières sont orientées vers les travaux de triage, de préparation et de découpe des chiffons. Du travail des chiffonières, il nous reste plusieurs témoignages, dont celui de Pierre Eouzan, dans le bulletin municipal d'Ergué-Gabéric en 1997. Pierre est né en 1913 "dans la cour même de l'usine". Il a travaillé à la papeterie jusqu'en 1977, au même poste que son père : chef de fabrication. Peut-être est-il à la papeterie un "chef des femmes", puisqu'il nous dit qu'il "surveillait tout depuis l'arrivée des chiffons jusqu'à la fabrication de la pâte". Avec, néanmoins, une compréhension peu commune pour leurs conditions de travail.

Aussi souligne-t-il que les chiffonières effectuent le travail "le plus pénible de l'usine". Leur emploi suppose force (porter les "lourds ballots de chiffons"), précision ("les débarraser de leurs boutons et agrafes", les couper en fines lamelles) et endurance. De fait, jusqu'en 1936, date d'arrivée au pouvoir du Front populaire, les femmes travaillent parfois jusqu'à "12 heures d'affilée dans une atmosphère remplie de poussière". Atmosphère dont Marjan Mao, délisseuse à Odet, nous dit qu'elle imprègne les vêtements (Moulins à papier de Bretagne, Yann-Ber Kemener, Skol Vreizh, 1989, p. 76-77). Une photographie extraite de la revue Micherioù koz (n°30, 2012) en rend compte.

Ajoutons à la peine : aux chiffons, il est admis qu'on fait un travail de second ordre, par rapport à celui des factionnaires. Les enfants et les apprentis ne travaillent-ils pas là aussi ? Sans surprise, l'usine reflète, dans sa structure hiérarchique, une société paternaliste.

 

Un salaire inférieur

Comme dans la plupart des manufactures du XIXe et du début du XXe siècle, les femmes reçoivent un salaire inférieur à celui des hommes (de moitié) : 2,25 F pour eux, contre 1,25 F pour elles au début de l'activité du moulin. Cette proportion a peu évolué au XIXe, mais dans les années 1930, le catholicisme social pousse les Bolloré vers une plus grande égalité des salaires.

 

Des conditions qui s'améliorent lentement

Ce n'est qu'entre 1936 et 1940, nous dit Pierre Eouzan, "qu'une machine à découper les chiffons et un aspirateur à poussière viennent améliorer les conditions" de travail des chiffonières. Il faut dire que l'aspirateur, inventé aux États-Unis en 1860, ne se démocratise vraiment qu'après la Seconde Guerre mondiale. Marjan Mao mentionne également l'arrivée d'un ventilateur parmi les améliorations notables.

Jusqu'en 1936, les ouvrières ont découpé les chiffons au dérompoir, un table munie d'une lame de faux, et les cordes à la hache, sur un billot. La coupeuse mécanique de chiffons existait pourtant depuis le milieu du XIXe siècle. On trouve ainsi, vers 1860, une coupeuse en Bretagne dans la papeterie Vallée à Belle-Isle-en-Terre (cf. Moulins à papier de Bretagne). Mais il faut dire qu'elle exécute moins bien sa tâche que l'humain, si l'on en croit le Dictionnaire des arts et manufactures de 1847, qui décrit les alternatives mécaniques au billot : le hache-paille et les cylindres à cisailles, qui sont conseillés seulement pour les chiffons à fortes fibres (ibid., p. 2868). Bien plus tard, en 1902, une publicité d'Everling dans une revue destinée aux papetiers vante les mérites d'une machine à couper les chiffons et les cordes, sans doute perfectionnée. Mais l'acquisition de cette machine aurait-elle impliqué une perte d'emplois ? Vraisemblablement. On ajoutera un argument financier : est-il intéressant d'investir dans une machine quand le coût du travail des ouvrières est si bas ? 

Les merveilles de lindustrie 1873 Coupeuse mécanique des chiffons . 4727165110Coupeuse mécanique de chiffons (Les merveilles de l'industrie, 1873).

hache paille Périgord papeterie de VauxHache-paille dans la papeterie de Vaux (Périgord), fermée en 1968 et transformée en musée.

Coupeuse mécanique du Fonds ValléeCoupeuse de chiffons de la papeterie Vallée (Côtes-d'Armor), 1850-1870.

Notons que le travail des chiffonnières n'est pas sans danger. À l'atelier des chiffons, elles œuvrent avec des lames, bien sûr, mais elles respirent aussi les produits chimiques : chlore, phosphates, carbonate de chaux, acides et autres substances. Encore s'en sortent-elles avec chance, puisque selon Pierre Eouzan, une seule fuite de chlore fut à déplorer pendant sa carrière. 

 

La garde des enfants

Au travail à l'usine succède le travail à la maison. Quand les deux ne sont pas simultanés. Ainsi, l'enfant allaité est amené à l'usine pour la têtée. Par ailleurs, lorsque l'ouvrière a un ou des enfant(s), une "petite jeune fille" est "prise pour s'en occuper", nous dit Pierre Eouzan. On pourrait dire que le travail des femmes pour l'usine commence dès cet âge où elles gardent les plus jeunes. 

 

La Première Guerre mondiale : les femmes aux machines

La Première Guerre est un tournant. Pendant le conflit, la fabrique s'appuie entièrement sur la force de travail des femmes. Jean-François Douguet a développé cet aspect de l'histoire des papeteries dans Ergué-Gabéric dans la Grande Guerre (éd. Arkae, 2015, p. 76). En 1911, les femmes sont 68 sur 135 employés, soit 51 % du personnel. En 1914, elles vont remplacer les hommes aux machines. Associée à la signature de contrats juteux avec l'étranger, cette main-d'œuvre féminine permet un "formidable développement". Mais au retour des hommes, les ouvrières sont écartées des machines et reviennent aux tâches subalternes : les chiffons, encore et toujours, mais aussi le nettoyage des carreaux et le ramassage des feuilles mortes dans les jardins de Mme Bolloré.

 

Les années 1920 : retour en force

Après 1921, l'usine aura encore besoin d'elles. Lorsque le nombre d'employés double à l'usine Bolloré, les femmes reviennent un peu plus nombreuses, occupant 55 % des emplois, ce qui correspond à 135 personnes. Selon Marjan Mao, 54 femmes (soit 40 % des emplois féminins) travaillent aux chiffons chez Bolloré au début des années 1920. Les 91 restantes occupent donc d'autres postes. Certaines intègrent en effet des emplois plus valorisants. Les femmes sont notamment rappelées au bobinage où, pendant la guerre, elles ont été jugées plus soigneuses que les hommes, nous dit Marianne Saliou (bulletin municipal de 1981). Dans les années 1920, plusieurs ouvrières entrent donc dans le cercle des factionnaires, effectuant les 3 x 8 à raison de 48 h/semaine. Mais ces factionnaires féminines restent dirigées par un "chef des femmes" : André Marc, qui a exercé ce travail ("poste enviable, n'est-ce pas ?" commente-t-il dans le bulletin municipal de 1997) ou "Tin Ar Pap", cité par Marianne Saliou. Quelques femmes, enfin, accèdent à de nouveaux métiers : des sténo-dactylos, dont au moins une fut aussi traductrice, et une comptable (madame Gallès, succédant à son mari). Notons cependant qu'une autre comptable, Madame Liliac, apparaît dès 1911 aux côtés des directeurs de la papeterie sur une photographie prise pendant le mariage de René Bolloré I.

Ouvrières papeterie fin XIXe

Les ouvrières de la papeterie d'Odet vers 1900.
 
Mise en cahiers de lOCB par ouvrieres Photo Christine Le Portal Armen

Ouvrières des papeteries Bolloré vers 1930. Photo : Armen n°30/1991, Christine Le Portal.

Synthèse réalisée par Marilyne Cotten.