Historique de la papeterie d'Odet, par Caroline Leroy-Déniel

En 2015, dans le cadre d'un inventaire du patrimoine papetier en Bretagne, Caroline Leroy-Déniel, alors directrice de l'association Au fil du Quéffleuth et de la Penzé, a établi un descriptif du patrimoine de la papeterie d'Odet, ainsi qu'un historique, que nous reproduisons ici. Ce rapport est disponible sur le site de Bretania.

 

Le site actuel

Le site historique de la papeterie d'Odet est composé de bâtiments dont certains avaient une fonction industrielle et d'autres une fonction d'habitation : un manoir construit en 1912, ses jardins et dépendances, un calvaire reconstitué au milieu des années 1920 à partir d'une ruine de Scrignac, une chapelle réédifiée par René Ménard en 1921-1922. Une grande partie des bâtiments de l'usine ont été détruits en 1987, suite à la fermeture de l'usine. Certains bâtiments sont datés (1936). L'ancien canal qui desservait la papeterie est toujours visible, mais il est asséché. Le moulin à papier d'Odet est bâti en 1822, sur l'Odet, à la sortie de Lestonan, en amont de la ville d'Ergué-Gabéric.

 

Papeterie dOdet usine actuelle

L'usine d'Odet vers 2015. Photo : Caroline Leroy-Déniel.

 

L'histoire de la papeterie

Nicolas Le Marié, fils d’un manufacturier des tabacs à La Ferté-Macé puis à Morlaix, décide de miser sur la « houille blanche » comme énergie industrielle pour fabriquer du papier. Il choisit un vallon isolé au bord de l’Odet, site sauvage, sans végétation ni habitation, à environ 9 km de Quimper. A l’inauguration de cette « manufacture de papier-cylindre », le 18 février 1822, son beau-frère, Jean Guillaume Bolloré, l’accompagne. Celui-ci est directeur d’une fabrique de chapeaux, à Locmaria. C’est son petit-fils, René Guillaume, qui sera, quelques décennies plus tard, le développeur de l’entreprise entre 1881 et 1904.

C’est la troisième usine de ce type établie en Bretagne. Un bief de 1600 mètres détourne l’Odet permettant de créer une chute d’eau suffisante pour produire la force motrice nécessaire pour actionner les machines. A cette époque, 7 200 rames y sont fabriquées par 31 ouvriers. En 1828, l'usine est équipée de deux cuves à papier blanc et d’une cuve à papier gris. En 1834, Nicolas Le Marié remplace le travail aux cuves et le séchage aux perches par les premières machines. Celui-ci devient également maire d'Ergué-Gabéric de février à octobre 1832. Armand du Châtellier dit, dans ses Recherches statistiques sur le Finistère, qu’en 1837, "toutes les papeteries végétent, sauf Odet, Quimperlé et Glaslan". En 1838, ce sont 25 tonnes de papier de bureau et d’impression, 50 tonnes de papier à la jacquard et 55 tonnes de papier de tenture qui y sont fabriquées. Cette production est expédiée dans les différentes villes de Bretagne, à Paris et aux États-Unis. Puis viennent les difficultés pour se procurer le chiffon à bon marché, le papier subit des hausses de prix. Malgré tout, la demande reste importante, et l'activité prospère. En 1849, 35 hommes et 37 femmes y travaillent.

En 1850, avec 21 hommes et 35 femmes, le préfet écrit au ministre de l'Agriculture et du Commerce (lettres n°11.226 et 12.283) que "cette papeterie ne s'est jamais trouvée dans une situation aussi florissante". En 1856, Justin Laboureau est le contremaître, 85 à 95 ouvriers y sont employés, en 1857, ils sont 105. Nicolas Le Marié, après 40 ans de labeur, est victime d'une chute, sa santé décline, et il décède en 1870.

Son neveu, Jean-René Bolloré, né en 1818, à Douarnenez, ancien médecin et chirurgien-major dela Marine nationale, prend en 1861 la direction de l’usine. Le nom de Bolloré est ainsi lié à l'entreprise. Celle-ci emploie en 1873 50 hommes, 54 femmes et 3 enfants ; en 1884, 37 hommes, 48 femmes et 10 enfants ; en 1885, 35 hommes, 33 femmes et 29 enfants qui produisent 480 tonnes de papier par an. Jean-René Bolloré est considéré comme le second fondateur d’Odet. C’est lui qui débute la fabrication du papier fin. Dès 1861, il est secondé par Jean-Marie Le Lous, natif de Garlan, qui débute en qualité de commis, puis devient teneur de livres, puis comptable. Jean-Pierre Rolland et Jean-Marie Le Bras, anciens cultivateurs, entrent comme journaliers papetiers à Odet. Jean-Pierre Rolland et Marie-Anne Peton, leurs enfants, auront ensuite une place importante dans la vie de la société. Jean-René Bolloré devient également conseiller général du Finistère de 1871 à 1877.

Dès 1872, il associe à la direction de son usine son fils aîné, René-Guillaume. De 1879 à 1886, Charles Pierre Bolloré, second fils de Jean-René, participe également à la direction. En 1881, Jean-René Bolloré disparaît après une longue maladie. Odet ne produit plus, à cette époque, que 336 tonnes de papier par an. René-Guillaume prend alors la direction de l’usine. Proche de ses collaborateurs, René-Guillaume remarque un ouvrier compétent et entreprenant, Jean-Pierre Rolland, entré jeune, à 17 ans, dans l’usine. Il en fait en 1890 son contremaître, surveillant de fabrication à Odet, puis lui confie la direction technique de Cascadec, à Scaër. Lorsqu'il loue cette ancienne papeterie en 1893, pour y fabriquer du papier à lettre, puis du papier à cigarettes, René-Guillaume confie à Yves Charuel du Guérand, ingénieur de Centrale, chimiste, la mise en route de la nouvelle usine. Celui-ci deviendra son gendre en 1896, épousant sa fille aînée issue de son second mariage, Magdeleine Léonie. La famille Rolland, le couple et ses huit filles, s’installe à Scaër dans une maison construite par les Bolloré. Jean-Pierre Rolland fait un incessant va-et-vient entre les deux usines dont il contrôle le fonctionnement. Il décède en 1914, victime de l’emballement du cheval qui conduit son char à bancs. A partir de 1881, René-Guillaume innove avec de nouvelles méthodes de collaboration. Il ajoute aussi la vapeur comme nouvelle énergie. René-Guillaume met au point un système de comptabilité performant et des comptables sont embauchés.

Au décès de René Guillaume en 1904, c’est son fils, René Joseph, qui n’a pas encore 19 ans, qui lui succède. Il se forme à tous les postes de travail et suscite l’admiration de tous ses ouvriers. Léopold Desmarest, ingénieur, intègre l'équipe de direction. René Joseph épouse, en 1911, Marie Amélie Thubé, fille d’un armateur nantais. Celui-ci a d’importantes relations qu’il met au service de l’entreprise, lui offrant des débouchés en Angleterre et en Amérique. Avant la Première Guerre mondiale, une nouvelle machine à papier est mise en activité. Le personnel passe de 200 ouvriers avant la guerre à 1 200 dans les années 1920, en comptant les papeteries de Troyes, dans lesquelles des parts ont peut-être été prises à cette époque. En 1917, le moulin à papier de Cascadec, à Scaër, qui est loué depuis 1893, est également acheté et une usine hydroélectrique y est construite. Le papier à cigarettes, qui y est alors fabriqué, est expédié aux États-Unis. La marque de papier à cigarettes OCB (Odet-Cascadec-Bolloré) est fondée en 1918. En 1917, René Joseph Bolloré décide de construire, à 800 mètres de la papeterie d'Odet, la cité ouvrière de Ker-Anna avec 19 logements. Il institue des caisses de retraite, des allocations pour les malades et met en place un club sportif avec terrain et vestiaires. De 1926 à 1930, il crée un patronage et ouvre une garderie et deux écoles libres, gratuites pour les enfants des ouvriers. Pendant la guerre, les femmes y travaillent douze heures par jour, l’horaire est revenu à huit heures en 1922. Vers 1920, 54 femmes travaillent à la chiffonnerie. Les chiffons viennent de l’étranger, de Russie par exemple, et sont encore découpés sur le banc traditionnel, à savoir une table munie d’une faux. Les filets de pêche, les ficelles et les cordes sont mises en pièces à la hache sur un billot de bois. René Joseph décède en 1935, à l'âge de 49 ans.

C’est Gaston Thubé, son beau-frère, qui assure la direction avec René Guillaume, fils aîné de René Joseph. Gaston garde la coresponsabilité de l'entreprise jusqu'en 1946. C’est en 1936 qu’est installée une machine à couper les chiffons. Ceux-ci sont nettoyés dans des lessiveuses à l’aide d’acide et de chaux. L'énergie nécessaire à l'usine est produite à partir du charbon gallois qu’un bateau, Le Domino, va chercher à Cardiff. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’usine s’arrête par manque de matières premières. René (1911-1999), fils de René Joseph et Marie Amélie Thubé, est le président directeur général de la papeterie de 1946 à 1974. La production reprend, en 1947, avec des chaudières à charbon, puis à fuel, produisant 1 800 tonnes de papier dès 1948. En 1950, Bolloré achète les Papeteries de Champagne à Troyes. Le chiffon est alors remplacé, à Odet, par de l’étoupe de lin et de chanvre, des linters de coton (duvet de fibres très courtes) et de la pâte de bois. En 1954, les papeteries Bolloré prennent des parts dans la papeterie Mauduit. En 1960-1962, il est produit du papier condensateur, qui sera vite remplacé par la technique nouvelle du film polypropylène : un nouveau bâtiment est construit pour accueillir la machine adéquate. En 1972, une nouvelle usine tournée vers la fabrication de film en polypropylène pour condensateurs est construite à 200 mètres de la papeterie. Trois machines continuent à produire du papier (papier carbone, sachets à thé, papier bible pour la collection de livres « La Pléiade »).

Michel, fils de René Joseph, devient président des papeteries en 1975. Il fait appel au groupe Edmond de Rothschild. Les maisons de Ker-Anna sont vendues, le patronage, le terrain de sport et les écoles sont cédées. Le groupe Kimberly Clark qui est entré dans le capital de l'entreprise, se retire. Michel et ses deux frères décident de quitter l'affaire en 1981. La papeterie d'Odet s'arrête définitivement, en juillet 1983, et est partiellement détruite, en 1987.


Papeterie d'Odet : le choix du site

Pourquoi le fondateur des usines d'Odet a-t-il choisi de s'installer à Ergué-Gabéric, dans "un petit vallon à la sortie de Lestonan" ? Pour le comprendre, Pierre Faucher est remonté aux sources de la papeterie, autour de 1822. Nous découvrirons ce qui a poussé Nicolas Le Marié à élire ce site, ce qu'était ce lieu et ce qu'il en a fait.

Vx MoulinAvant 1822, l’emplacement de la papeterie ne devait correspondre qu’aux abords sauvages d’un petit fleuve côtier (l'Odet, allant de Saint-Goazec à Bénodet) avec des terrains en pente rocailleux, incultes, recouverts de ronces et de broussailles, sans beaucoup d’arbres. Le chemin vicinal ordinaire n° 3, qui relie le bourg de cette commune au chemin vicinal de Briec allant aussi au bourg de Briec, arrive vers Odet (Odet était le nom du fleuve, mais ne correspondait pas alors à un lieu-dit, avant la création de la papeterie), après avoir traversé le ruisseau du Bigoudic et le fleuve Odet. Un pont, proche du pont actuel (construit en 1859), enjambe-t-il l’Odet ou celui-ci est-il traversé au gué ? Il ne semble pas qu’il y ait eu de moulin à papier à EG avant cette date. Un moulin exista à Briec à la limite de la commune d’Edern, et d’autres sur le Steïr à Kerfeunteun (Ster ar C’hoat) et à Plogonnec (Meilh Nevet)[1]. Peut-être y a-t-il eu un moulin à céréales sur le Bigoudic, avec une roue à aubes ? Précisons qu’au recensement de 1790, il n’est mentionné aucun meunier à Keranguéo.

Gravure du livre d'or des papeteries (1930) représentant le moulin à papier construit par Nicolas Le Marié.

 

Les origines du choix du site

Discours de labbé André Fouët 1922

Selon l’abbé A. Fouët dans son discours du centenaire des Papeteries d’Odet, prononcé en 1922 : « Que de transformations à Odet depuis ce printemps de l’année 1824 où un cavalier de 24 ans parcourait cette région plus déserte, plus chaotique, plus désolée que le Stangala : du roc, des pierres, et encore des pierres, à peine des ronces et des broussailles, pas un arbre ! Aussi, lorsqu’il voulut s’arrêter, il ne savait pas où attacher la bride de son cheval ! Il dut superposer des pierres pour la fixer. »

Ce cavalier, c’est Nicolas Le Marié à la recherche d’un emplacement pour s’établir. Il est le fils d’un marchand « fayencier » quimpérois, qui exploitait aussi une manufacture de tabacs à Morlaix sous la Révolution. Les circonstances s’opposent doublement à la réalisation d’un projet de papeterie. Premièrement, dans le Nord-Finistère, les moulins à papier commencent à battre de l’aile sur les rivières de Morlaix. Secondement, l'État napoléonien a repris le monopole du tabac et les petites manufactures de tabac ferment.

Face à cette situation, les recherches de Nicolas Le Marié s’orientent, après ses études à Morlaix, vers la Cornouaille. A. Fouët poursuit : « Un petit vallon à la sortie de Lestonan, sur les bords de l’Odet, près de Quimper, le séduit, mais il lui manque une chute d’eau. Qu’à cela ne tienne, il détourne le cours de la rivière sur 1500 mètres, fait sauter des mètres cubes de roche et la crée de toutes pièces. Disposant alors de la force motrice nécessaire, il pose la première pierre des papeteries d’Odet en pleine campagne, loin de tout centre d’échanges et de communications[2]. » Ainsi l’implantation de la papeterie d’Odet fut-elle décidée dans un lieu sauvage, dans un vallon où coule l’Odet, mais sans voisinage habité, sans chemin adapté à cette activité.

Acquisition foncière des terrains d’origine de la papeterie
Le 27 janvier 1822, devant Timothée, Nicolas, François, Marie CHAUVEL et collègues, notaires royaux à la résidence de Quimper :
Présents : Jacques LE FAVENNEC, maçon, et Marie-Jeanne QUENHERVÉ, sa femme, demeurant à Kong Quéau, Ergué-Gabéric ; Nicolas LE MARIÉ, marchand, demeurant à Quimper.
Vente : la moitié du lieu-dit Kong-Quéau[3].
Origine : J. Le Favennec, acquéreur de Jean HERVÉ et Marie-Jeanne ROPARS, sa femme, par contrat d’acquêt du 26 août 1809 (MENIEL, notaire à Quimper), ledit HERVÉ l’ayant recueilli en partie de la succession de père et mère, qui, eux-mêmes, l’avaient acquis par contrat d’adjudication le 25 septembre 1745.
Prix : 1400 francs.
Superficie : d’après le cadastre de 1835, 15 hectares 04 ares 17 centiares.
Jouissance : 29.09.1822.
Hypothèques : n°134 du 11 février 1822.


La ressource en eau de la papeterie

Plan Moulin à papier XIXeL’abbé A. Fouët continue la recherche avec Nicolas Le Marié : « À cette époque, dans nos régions, on utilisait bien peu la houille blanche comme moteur industriel, et le chercheur du site voulut faire coup double en s’en servant pour fonder une papeterie. Une chute d’eau était à créer ; pour l’obtenir, il fallait détourner l’Odet sur une longueur de 1500 mètres. » En effet, les besoins en eau sont conséquents pour le fonctionnement d’une papeterie pour la production d’énergie (hydraulique et vapeur) et pour la fabrication de la pâte à papier. Deux tronçons de cours d’eau peuvent être utilisés pour la création de la papeterie : le ruisseau du Bigoudic, qui prend sa source vers Kervoréden et qui descend se jeter dans l’Odet en remontant un peu vers Stang Luzigou ; le fleuve Odet, qui vient des montagnes Noires (Saint-Goazec) et qui traverse le site intéressant Nicolas Le Marié.

Ces deux cours d’eau sont à maîtriser pour répondre aux besoins en eau de la papeterie. Le Bigoudic a dû être le fournisseur d’eau exclusif à l’origine de la papeterie. Pendant combien d’années ? Quand Nicolas Le Marié a-t-il étudié et décidé de creuser le canal ? Sa réflexion datait peut-être de l’origine de l’implantation de la papeterie d’Odet, mais n’a-t-il pas dû se contenter de l’eau du Bigoudic entre 1822 et les années 1850-1860 ? Il devait rechercher comment établir la jonction entre l’Odet et l’usine afin de satisfaire les besoins en eau pour l’énergie et la fabrication de la pâte à papier. C’est certainement lorsqu’il a étudié la liaison possible depuis le niveau du moulin de Coat-Piriou, distant de 1600 mètres environ de la papeterie, avec une chute d’environ six mètres (selon Mann Kerouédan), qu'il a décidé de creuser ce canal.

À partir de 1852, Nicolas Le Marié fait les acquisitions foncières nécessaires à la construction du canal, en trois fois :
- Acquisition de terres et du moulin à eau broyant des céréales de Coat-Piriou le 23 février 1852 (parcelles de 23 à 30 autour du moulin et près de l’Odet / parcelles 262 à 265 : taillis et garennes)
- Acquisition d’une partie de la parcelle n°906 (à Briec, section I), appartenant à Jean-Louis LE STER et Marie-Anne CARIOU à Gresker, le 17 mars 1852, et de tous les droits sur les eaux courtes ou de la partie fluide de l’Odet, rive droite de cette rivière (contrat de Me PLUNIER, notaire à Briec).
- Acquisition en 1853 des parcelles 249 à 261 le long de l’Odet, entre les terrains acquis en 1822 à Odet et le moulin de Coat Piriou[4], soit environ une dizaine d’hectares de landes provenant de la ferme de Quillihouarn.

 

Le moulin de Coat Piriou

Ce moulin[5] [6], connu depuis 1540, aujourd’hui disparu, dépendait de Kerfors (manoir situé près de Lezergué). À cet endroit, l’Odet vient buter contre le flanc rocheux (rive gauche, côté Ergué-Gabéric), d’où ce virage à angle droit, avec un déversoir naturel de 0,80 à 1 mètre dans le coude de la rivière. Cette différence de niveau fait du lieu l’emplacement idéal pour l’implantation d’un moulin produisant de la farine. On va l’appeler « Meilh Coat Piriou ». Creuser un bief d’une centaine de mètres en aval pour obtenir 1 mètre de chute est suffisant pour faire tourner les roues d’un moulin.

Le moulin à farine de Coat Piriou sera inventorié en 1809 à la demande du préfet aux maires des communes finistériennes (Salomon BRÉHIER est alors maire d’Ergué-Gabéric, de 1808 à 1812). Le moulin de Coat Piriou est en activité avec une roue verticale et une roue horizontale pour une production journalière de quatre quintaux de farine. Il figure comme moulin, avec son bief, sur la carte de tous les chemins ruraux dressés en 1914 (archives municipales).

Meuniers identifiés[7], Nicolas LE BERRE et sa femme, sont qualifiés d’« honorables gens » par les actes ; Corentin COJEAN, recensé en 1790, sa femme, Marie CALVEZ, et leurs deux domestiques (Marie NOUY et Jean LE CLOAREC) sont recensés ; Jean PIRIOU (an 12 ??), Joseph FRAVAL (1809), Yves FRAVAL (1816-1818), Jean-Louis LE GARS (1832-1839), Hervé ILLIOU[8] (1851-1858) apparaissent également.

Extrait d’acte de naissance
Un enfant est né en 1858, le 16 mars, au moulin de Coat Piriou : Marie-Renée HILLIOU, fille de Hervé, âgé de 39 ans, meunier au lieu du moulin de Coat Piriou, et de Anne QUINIOU, son épouse âgée de 34 ans, en présence de Louis HILLIOU, 22 ans, et de Joseph PÉTILLON, 30 ans, meuniers en cette commune.

Achat du moulin de Coat Piriou par Nicolas LE MARIÉ le 23 février 1852 devant Me PLUNIER, notaire à Briec.
Marie-Anne LE BERRE, ménagère, épouse judiciairement séparée de Pierre LOUBOUTIN, demeurant au bourg de Briec, vend :
À Nicolas LE MARIÉ, propriétaire, demeurant à la fabrique de papier au moulin d’Odet : une montagne appelée Menez ou Goaremmou Ty Ouarn et dépendant du village de ce nom ; un moulin à eau, sis sur l’Odet, nommé Meil Coat Piriou : prairies, courtils et toutes dépendances.
M. Le Marié sera propriétaire à dater d’aujourd’hui avec les revenus correspondants du moulin, et à l’expiation du bail qui finit le 29 septembre 1853 pour la montagne de Ty Ouarn.
Prix : 6000 francs
Payés : 600 francs de suite
Et 5400 francs dans les quatre mois
Acte signé à Gougastel

En relevant les hypothèques, le moulin de Coat Piriou est signalé démoli en 1859. Le moulin a dû arrêter ses activités meunières et être démoli en 1858. Le 17 mars 1852, au terme d’un contrat reçu par Me Plunier, notaire à Briec, M. Nicolas Le Marié a acquis une partie de la prairie cadastrée sous le n° 906 (section 1 de Briec) pour la vente de M. Hervé ROLLAND et Mme Marie-Louise PENNARUN, son épouse, cultivateurs, demeurant au Gresquer, commune de Briec, ainsi que tous les droits sur les eaux courantes ou la partie fluide de la rivière de l’Odet (Briec), rive droite de cette rivière, dépendant de la ferme de Gresquer ou des terres appartenant aux vendeurs. Dans cet acte, il est indiqué que M. Le Marié n’élèvera pas de déversoir de son moulin, sis sur la rive gauche de l’Odet en la commune d’Ergué-Gabéric, au-dessus du niveau actuel, qu’il sera tenu de faire incessamment établir et constater à M. le juge de paix du canton de Briec (dans les échanges contentieux de 1923, ayant trait à la surélévation du barrage ; il est fait mention de conventions de 1852).

Moulin de Coat Piriou par Man Kerouedan

Dessin du bief et moulin de Coat Piriou en 1835 par Mann Kerouedan, ancien conducteur
de machines aux papeteries Bolloré : « La maison du moulin est occupée par Monsieur
Jean-Claude Pichavant, note-t-il au-dessus du dessin. Le canal démarre en haut du bief
après destruction de l'ensemble et du pont. Le dénivelé est d'environ 2 mètres. Deux entrées
sur le bief : en été, l'entrée du haut ; en hiver, l'entrée centrale. Sur l'autre rive se trouve
la commune de Briec. » Août 2009.


 

La création du canal

J. Bothorel, dans Vincent Bolloré, une histoire de famille (2007), écrit sur les origines du canal : « On utilisait très peu, dans cette contrée, la ‟houille blanche” comme force motrice, et N. Le Marié n’hésita pas à détourner le cours de l’Odet sur 1600 mètres, à faire sauter des milliers de rochers, à remuer des masses énormes de terre. Des travaux gigantesques à une époque où les explosifs, les outils et le matériel de terrassement étaient tout, sauf performants. En six mois, un canal aux eaux claires et pures, aux berges ombragées, fut creusé. Il alimentera la manufacture de papier construite avec la même détermination et célérité. » Mais on peut s’interroger sur les sources et la véracité de ce texte.

N. Le Marié a certainement appuyé l’aménagement du déversoir et de l’écluse sur la rive droite, en amont du moulin de Coat Piriou. Ce serait pour cela qu’il acquiert une partie de la parcelle 906 et les droits sur les eaux courantes le 17 mars 1852. Quand le canal a-t-il été creusé[9] ? Quelle a été la durée des travaux ? Par qui ont été réalisés ceux-ci ? On peut difficilement le préciser (on ne trouve pas de trace écrite sur le sujet). Cette réalisation s’est certainement déroulée dans la décennie 1850-1860. N. Le Marié était alors au sommet de ses capacités d’entreprendre, soutenu par un développement régulier de la manufacture. Les achats fonciers (moulin de Coat Piriou, parcelle de Gresker 906 pour établir le déversoir ; landes de Quillihouarn le long de l’Odet) en 1852-1853 ont permis de terminer la jonction entre la papeterie et le moulin de Coat Piriou. Et cela semble s’achever par la démolition du moulin (1858). La construction du déversoir a dû être entreprise après 1852, si l'on en croit plusieurs écrits : achat de la parcelle 906, écrit de René Bolloré en 1923 évoquant à deux reprises cet aménagement à partir de 1852.

 

Le déversoir et le canal entre 1852 et 1923

Au déversoir, l’eau de l’Odet se divise selon deux orientations : vers le canal, où l’eau traverse quatre vannes manuelles ; vers le lit de l’Odet, reconstitué en bas du déversoir. Un muret d’une cinquantaine de centimètres de haut sur une trentaine de mètres de long, avant le déversoir, guide la courant de la rivière (l'Odet) sur la rive droite, le long des prairies de M. Le Ster. En principe, le niveau de l’eau dans le fleuve s’élève à 60-70 cm de haut, ce qui correspond au volume habituel qui transite dans l’Odet. Mais ce niveau est irrégulier à l’arrivée aux vannes d’entrée du canal.

Dès la mise en fonctionnement du canal, deux situations vont alterner :

  • En période de fortes pluies, le niveau d’eau monte en amont, car les vannes du canal forment un barrage. L’eau passe au-dessus des berges sur le muret de la rive droite (du côté de Briec) et inonde les prairies Le Ster.
  • En période de sécheresse, c’est l’inverse qui se produit. Il n’y a personne pour baisser les vannes du canal et le muret (de la rive droite en particulier) dirige l’eau vers le canal. L’eau ne passe plus sur le déversoir, l’Odet se trouve alors à sec entre le bas du déversoir dans la rivière et l’usine. Les poissons n’ont plus d’eau pour remonter.

Ces deux situations vont amener les parties concernées par les variations du niveau de l’Odet à récriminer le canal :

  • Le propriétaire des prairies de la rive droite (M. Le Ster, Gresquer, Briec), qui sont régulièrement inondées lors des crues. Cet état de fait nuit à la quantité de fourrage récoltée (herbe ou foin).
  • Les pêcheurs et l’État, responsable du bon fonctionnement des cours d’eau. Dans son rapport de 1923, l’inspecteur des Eaux et Forêts insiste sur l’importance de l’Odet pour la production du saumon et son développement, ce qui nécessite d’adopter des solutions favorables au franchissement du barrage par les poissons migrateurs. 

Or M. René Bolloré demande de surélever son barrage de prise d’eau pour accroître le volume d’eau utilisé par la papeterie. Cette demande avait été esquissée dès 1913-1914, et avec la guerre, elle restera en attente. Mais après 1920, la demande est renouvelée.

 

Le relèvement du barrage et la création de vannes automatiques

Bolloré demande donc la surélévation du barrage de la prise d’eau, et M. Le Ster, propriétaire des prairies riveraines du barrage s’y oppose en raison des inondations et submersions qui en résulteraient. Une enquête publique sur ce projet se déroule du 1er au 15 octobre 1923 dans les communes d’Ergué-Gabéric et de Briec.

  • Le dossier d’Ergué-Gabéric contient deux protestations motivées par les menaces d’inondation de parcelles appartenant à deux agriculteurs propriétaires.
  • Le dossier de Briec contient huit protestations de propriétaires ou fermiers riverains toujours motivées par les submersions et inondations qui en résulteraient et par l’augmentation de l’importance des gelées résultant des inondations. M. le maire de Briec demande qu’il soit tenu compte des observations présentées.

Cette enquête mobilisera les administrations, le préfet en premier lieu, et le dossier établi en archives comptera 89 pièces (récapitulatif du bordereau du 14 février 1925) ! En définitive, M. Bolloré demande un relèvement du déversoir de 55 cm. Après enquête, il en sera accordé 33 cm. Il y eut opposition systématique de M. Le Ster, qui obtenait depuis 1852 une indemnité, qu’il a touchée sans interruption. Il résultera de ces faits de nouveaux ouvrages régulateurs. À la place du simple déversoir existant en 1923 et de l’échelle de poissons à gradins, le barrage devra être doté de :

  • une vanne automatique à poissons de 1 mètre de largeur utile et dont le seuil sera sensiblement à la cote au fond de la rivière.
  • une grande vanne automatique, dont le seuil serait à la cote du fond de 11 mètres de largeur.
  • un déversoir.

La petite vanne sera réglée de manière à s’ouvrir complètement avant que la grande n’entre en action. La grande vanne intervient pour réguler le niveau de l’Odet. Cette vanne se soulève quand le niveau d’eau monte. Les flotteurs montent dans leurs logements respectifs. Quand l’eau descend, c’est l’effet inverse. Le but est d’avoir une hauteur d’eau suffisante dans le canal.

 

La vanne de décharge et l’entretien du canal

Cette vanne de décharge du canal dans l'Odet, avec tunnel, a été bâtie sans béton, entièrement en pierres de taille il y a plus d'un siècle. Pas la moindre herbe ne pousse entre les pierres. Chaque année, pendant l'arrêt de la papeterie au cours de l'été, le canal était vidé, nettoyé et parfois réparé pour colmater les effondrements de murs et les fuites. Il était aussi curé en partie certaines années. Une convention notariée entre M. Bolloré et M. Le Ster sera signée le 3 juin 1925, actant les ouvrages et les indemnités. Ci-dessous : Schéma des vannes de l’écluse du canal, Ti-Ouront, par Mann Kerouedan.

Ty Ouront traité

 

La fermeture de la papeterie en 1983

 Elle entraîne l’abandon de l’utilisation du canal. Et l’équipement en vannes de l’écluse va se détériorer.

 

Le bois de Stang Luzigou et le canal depuis 1980

Le Conseil général du Finistère a acheté les bois du Stang Luzigou en 1981-1982 (28 hectares). L’aménagement de sentiers, d’une aire de jeux et de stationnement, les plantations et coupes de bois seront réalisés régulièrement par le Conseil général, sous la direction de l’ONF (Office national des forêts). En 1994, le Conseil général achète les prairies comprises entre la route et l’écluse (4 hectares 86) et l’Odet. En 1996, la commune d’Ergué-Gabéric achète l’assiette du canal (1 ha 2 a 34 ca), car Bolloré voulait y mettre un droit de réserve pour y puiser de l’eau à des fins industrielles éventuellement[10], et le Conseil général, dans le règlement des acquisitions avec le financement par la taxe sur les espaces verts, ne peut acquérir s'il y a la moindre réserve dans l’acte d’achat, ce qui était le cas. Les praires, le long du canal, et vers l’Odet , ont été aménagées, plantées, avec des sentiers piétonniers. Par contre, aucun projet d’aménagement du canal n’a été réalisé.

L’eau était un élément déterminant dans l’implantation de la papeterie d’Odet, pour la production de l’énergie et la fabrication du papier. Après l’utilisation du Bigoudic, l’acheminement de l’eau de l’Odet par le canal permit de satisfaire la demande de l’usine, qui augmentait avec la forte croissance de la production.

 

La démolition des vannes de Coat Piriou en 2014

On trouve dans un article de Jean Cognard, intitulé "Promenade bucolique près du canal : le chêne à la baignade" et paru dans le Grand Terrier n° 9 (octobre 2009), une description de Coat Piriou, du souvenir qu'a laissé ce lieu : « Ce magnifique chêne se trouve depuis de nombreuses décennies au bord du canal d’Odet, où il déploie ses branches majestueuses au-dessus de l’eau. Plus que centenaire, il était peut-être déjà là avant la construction du canal ? Il est précisément à mi-chemin entre la papeterie et l’écluse, à cet endroit qu’on appelle la baignade, car au moins trois générations de Gabéricois s’y sont baignés, nombreux chaque année de mai à septembre. Et le sport favori des jeunes gens était de plonger dans l’eau froide depuis la branche horizontale principale de l’arbre, tout en éclaboussant allègrement les jeunes filles effarouchées. »

Pierre Faucher

 

Notes

[1] Voir Moulins à papier de Bretagne, Yann-Ber Kemener, Morlaix, Skol Vreizh, 1989.

[2] Livre d’or Bolloré, 1930, p. 2 : « L’initiative prise par Nicolas Le Marié ne manquait pas de hardiesse. Certains l’eurent taxée de témérité. Le lieu dans lequel, au printemps de l’année 1921, il décidait de créer cette manufacture de papier à cylindre, n’offrait d’autre ressource que l’eau de la rivière d’Odet, qui coulait entre les coteaux granitiques, sans végétation, sans village, sans moyen de communication avec la ville de Quimper, sise à plus de 9 kilomètres. »

[3] Kong Quéau : village dénommé le « Quéau », nom qui proviendrait du breton « Keo », c’est-à-dire « grottes ». Keranguéo signifie ainsi « village des petites grottes ». Cf. Bernez Rouz, Les noms de lieux d’Ergué-Gabéric, Arkae, Cahier n°9, 2007.

[4] Le moulin de Coat Piriou est signalé démoli aux hypothèques en 1859.

[5] Appelé parfois Moulin Odet, près de Pont Piriou.

[6] Piriou : nom très ancien. On le trouve dès 1540 sous la forme Peryou. Son origine remonterait au XIe siècle, dans le cartulaire de Quimperlé. Peryou contient la racine per (du gallois pyr), qui signifie « prince ». Soit piriou : princier. Cf. Bernez Rouz, Les noms de lieux d’Ergué-Gabéric, Arkae, Cahier n°9, 2007.

[7] Source : Kannadig du Grand Terrier, n°15, juillet 2011.

[8] Hervé Illiou et Anne Quiniou se sont mariés le 4 février 1849 à Ergué-Gabéric, et le père d’Hervé, Yves Illiou, était meunier.

[9] Suite à la découverte de la carte ci-jointe (carte d’état-major, dite de Capitaine, datant de 1858), trouvée dans le dossier Déguignet, sur laquelle on distingue le canal réalisé, peut-on déduire que le canal a bien été creusé entre 1852 (achat du moulin de Coat Piriou et de terrains à proximité) et 1858 ?

[10] C’était essentiellement Gwen-Aël Bolloré, qui habitait à l’époque au manoir familial d’Odet, qui « rêvait » de remettre en eau le canal, peut-être pour y réaliser une activité piscicole, avec pêche à la ligne !...


Chronologie pour les usines d'Odet

Cet historique des usines d'Odet est établi à partir d’éléments assemblés par Jean Guéguen[1], papetier de 1948 à 1983, laborantin à l’usine vers 2000. Il présente les dates et étapes essentielles du fonctionnement de la papeterie.

 

1821 : Nicolas Le Marié, ingénieur à la Manufacture de tabacs à Morlaix, après avoir visité plusieurs lieux, décide de construire un moulin à papier (une manufacture à papier à cylindre) sur les rives de l’Odet, à deux lieues en amont de Quimper.

1822 : Nicolas Le Marié pose la première pierre de cette manufacture de papiers à cylindre (le 19 février) à Odet, en Ergué-Gabéric. Ainsi est créée le moulin à papier (veilh paper) d’Odet. Il s’agit d’entreprendre la fabrication de gros papiers pour parchemins, emballages, etc. Ce travail se fait à la forme ou à la cuve, puis le papier est séché aux perches ou à même la lande.

1828 : La manufacture est dotée de deux cuves à papier blanc et d’une cuve à papier gris. Une trentaine d’ouvriers assurent la production.

1834 : Acquisition d’une machine à papier venue d’Annonay (Ardèche). Le travail à la cuve et le séchage aux perches sont supprimés. La fabrication s’oriente vers le papier fin : papier mousseline, papier coton pour celluloïd, papier Bible.

1861 : Suite à un accident, une chute qui provoquera un affaiblissement général, N. Le Marié, qui est sans descendance directe, appelle son neveu, Jean-René Bolloré, chirurgien et médecin dans la Marine, à lui succéder à la tête de l’usine. Désormais, le nom de Bolloré restera attaché à l’entreprise.

1865 : Premiers essais de la fabrication de papier à cigarette, spécialité qui devait faire la renommée de la papeterie d’Odet.

1881 : Mort de Jean-René Bolloré. L’aîné de ses trois fils, René, le remplace.

1893 : Les activités de la papeterie d’Odet s’accroissent et vont se développer avec la location du moulin à papier de Cascadec, à Scaër, au bord de la rivière Isole.

1904 : Après le décès de René Bolloré, son fils René, âgé de seulement 19 ans, prend la direction de l’usine.

1910 : Mariage de René Bolloré avec Marie Thubé, fille d’armateur nantais.

1912 : Construction du manoir d’Odet en bordure de rivière et de nouveaux bâtiments de l’usine.

1913 : Acquisition d’une deuxième machine et construction du laboratoire, ainsi que de bureaux administratifs et comptables. Début de la construction de la centrale électrique à vapeur.

1917 : Achat de la papeterie de Cascadec, après 24 ans de location, et construction d’une usine hydroélectrique.

1918 : Construction de la cité ouvrière de Ker-Anna. Aménagement de jardins pour les ouvriers. Dans les années qui suivent, René Bolloré y fait venir une sage-femme et fait ouvrir une garderie pour les enfants, avec des religieuses et une infirmière.

1919 : Création du bâtiment de la chiffonnerie, en bordure de la route de Briec, et de l’atelier de délissage (triage des chiffons).

Création de la société sportive les « Paotred Dsipount »

Organisation de la procession de la Fête-Dieu dans le parc du manoir.

1920 : Prise de participation dans les papeteries de Champagne (Troyes).

1921-1922 : L’ancienne chapelle d’Odet, trop petite, est remplacée par une autre, plus vaste. Elle est dédiée à Notre-Dame, mais est souvent appelée Saint-René.

1922 : Le centenaire de la papeterie d’Odet est célébré avec faste, dans le parc du manoir d’Odet en présence de tous les ouvriers et de nombreuses personnalités.

1925 : René Bolloré se rend acquéreur de la chapelle de Coat-Quéau, en Scrignac, et de son calvaire, mis en vente publique par la commune. Cet achat se fait avec l’autorisation de l’évêque de Quimper. Ces édifices seront reconstruits en 1927 : le calvaire dans le parc du manoir d’Odet et la chapelle à l’entrée de l’usine de Cascadec, en Scaër (ainsi que, peut-être, le calvaire de Stang-Luzigou).

1927 : Le 1er dimanche de mai, pour les 80 ans de sa mère, René Bolloré réunit tout le personnel pour un banquet de plus de 120 convives : descente de l’Odet et repas dans un hôtel à Bénodet.

1928 : Construction de l’école libre des filles à Lestonan (Sainte-Marie).

Arrivée d’une nouvelle machine plus performante (cf. 7), remplaçant la machine 1, plus ancienne.

1929 : Construction et inauguration de l’école libre des garçons (Saint-Joseph) à Lestonan.

1930 : Inauguration du terrain de sports de Ker Anna, puis l’année suivante de la salle de patronage.

1935 : Mort de René Bolloré, le 16 janvier, à la veille de ses 50 ans. C’est Gaston Thubé, son beau-frère, qui assure la direction de l’entreprise, avec René Bolloré, le fils aîné, que rejoindront ultérieurement Michel et Gwen-Aël, ses frères.

1936 : Construction d’un 2e bâtiment de chiffonnerie.

1938 : Démarrage de la 4e machine à Odet (cf. 8)

1941-1946 : Arrêt de l’usine d’Odet pendant la guerre, suite à un manque d’approvisionnement en charbon.

1947 : Redémarrage de l’usine d’Odet avec deux machines :

  • l’une pour le papier à cigarette et le papier Bible
  • l’autre pour la papier carbone écru ou coloré

1950 : Achat des papeteries en Champagne (Troyes)

1952 : Électrification de l’usine d’Odet.

1959 : Arrêt de la fabrication de papier carbone pour être remplacé par la papier condensateur.

Construction d’un nouveau bâtiment pour accueillir une machine à condensateur (machine 9).

1963 : Construction d’un autre bâtiment pour une autre machine pour papier condensateur (cf. 10).

1969 : Arrêt définitif des machines 7 et 2 à Odet.

1972 : Une nouvelle usine de film en propylène pour condensateur est construite à 200 mètres de la papeterie.

1981 : Vincent Bolloré rachète les usines Bolloré (Ty Coat).

1983 : En juillet, arrêt définitif de la papeterie d’Odet, qui sera démolie en grande partie en 1987-88.

 

Jean Guéguen

 

[1] Jean Guéguen : surnommé Georges Briquet au laboratoire d’Odet (cf. Kannadig an Erge-Vras/Chroniques du Grand Terrier n° 2, août 2007). Il fut membre en 1978 de la commission extra-municipale des recherches historiques sur Ergué-Gabéric, devenue en 1990 Arkae, dont Jean Cognard fut membre.


La chapelle de Keranna, visite guidée

Chapelle de Keranna

Le texte qui suit présente la chapelle sous l'angle d'une visite.
Il a constitué un support pour des guides.

La chapelle des ouvriers

Bâtie sur d'anciens jardins ouvriers, jouxtant le terrain de sport des Paotred Dispount (équipe sportive d'Ergué-Gabéric, fondée vers 1920), ainsi que la salle des fêtes de Keranna - autrefois patronage de Keranna- et la cité ouvrière (de l'autre côté de la route, construite par Bolloré en 1918), la chapelle de Keranna est indissociable de l'univers des papeteries Bolloré, en même temps qu'elle marque un tournant dans leur histoire. Avant la construction de Keranna, le lieu de culte le plus proche était la chapelle privée de la famille Bolloré, Saint-René, située dans l'enceinte de l'usine. Keranna fut inaugurée en juillet 1968, et l'on planta les arbres qui composent aujourd'hui son écrin de verdure. Ci-dessous, chapelle de Keranna en juin 2002 photographiée par Gaëlle Martin.

Les religieux

L'édification de Keranna répondait, pour celui qui en fut l'instigateur, à savoir l'Abbé Jean-Marie Breton, dernier aumônier attaché à l'usine Bolloré, à la nécessité de donner aux habitants de ce quartier de Lestonan un lieu de culte indépendant de l'usine. Ceci lui valut de perdre le logement qu'il occupait en tant qu'aumônier, et selon la tradition chez Bolloré, à la papeterie... En 1967-1968, Ergué 67, nouveau bulletin paroissial, raconte dans ses deux premiers numéros la conception et construction de la chapelle (voir le numéro 2, illustré par le visuel ci-dessous). Les Frères de Lammenais et les Filles du Saint-Esprit en animaient le culte. René Bolloré II avait demandé l'installation de ces congrégations religieuses à Lestonan pour diriger les écoles privées qu'il y avait fait construire en 1927 et 28, pour les enfants de ses ouvriers. Les frères et sœurs attachés à Keranna célèbraient l'office du matin dans une petite chapelle au sous-sol (entrée par l'extérieur sur le côté). De nos jours, les offices ont lieu chaque samedi soir à 18h30 et pour une messe est donnée à Noël.

 Chapelle à Keranna article Ergué 67 150 px

Les constructeurs

L'architecte Brunerie, de Quimperlé, en dressa les plans. Les habitants furent impliqués dans les travaux. Des ouvriers spécialisés de l'usine (de l'électricien au mécanicien, en passant par le maçon et le menuisier) venaient après leur journée de travail et se consacraient au chantier.

Un bel exemple d'architecture religieuse au XXe siècle

La visite de la chapelle de Keranna peut nous aider à comprendre comment l'architecture religieuse d'après guerre articule plans, formes et matériaux nouveaux pour une symbolique revivifiée. Les constructeurs n'ont pas retenu l'orientation traditionnelle. Le chœur se trouve au sud et le fond de la chapelle, c'est-à-dire l'entrée principale, est au nord. La façade triangulaire de l'édifice qui consiste en un volume pyramidal se veut un rappel de la Trinité. Elle est formée d'une immense baie favorisant l'entrée de la lumière dans la nef, comme autrefois les rosaces du gothique. La structure même de Keranna reprend des principes de construction archaïques : la hauteur sous la voûte va décroissant jusqu'au chevet, juqu'au crucifix. On progressait de cette façon vers la chambre du mort dans les premiers tombeaux de l'humanité. Le chœur de la chapelle, image du tombeau du Christ, fait face à la grande baie de l'entrée principale, par où le jour pénètre largement dans l'édifice, image de la lumière de la Résurrection. 

Un culte recentré sur les valeurs fondamentales

Cet effet architectural, ainsi que le strict dénuement à l'intérieur de la chapelle, conduisent tout naturellement le regard vers le chœur. La nouvelle doctrine de l'Église étant alors de recentrer le culte vers les valeurs clés du christianisme (sacrifice du Christ, rachat de l'humanité), le chœur se vide de tout image autre que celle de la crucifiction et du tabernacle.

 

Modernité, dépouillement et lumière

Chapelle de Keranna Intérieur Chœur

Le mur aveugle du chœur est le seul utilisant la pierre de taille (carrière de granit d'Edern). La croix de l'imposant crucifix, aux formes étirées, émaciées, a été réalisée par un Gabéricois, M. Nicot. Le tout surplombe le tabernacle, rendu incandescent par un éclairage intérieur. Un remarquable décor de fer forgé, au motif de flammes, sertit le tabernacle, symbole de la foi qui seule permet au chrétien de pénétrer le mystère de l'Eucharistie. Le ciment constitue la matière de l'autel. Les constructeurs ont ainsi voulu faire entrer ce matériau contemporain dans le registre des matériaux classiques d'une architecture religieuse en accord avec son temps. On retrouve encore dans les murs les jambes de force soutenant la voûte, la porte du tabernacle, comme substitut du plomb dans les vitraux.
Seules deux statues complètent l'ornement du chœur. Une statue ancienne en bois plychrome représente un saint non identifié. Il porte la tonsure monastique et un manteau long. Il provient sans doute d'une autre chapelle d'Ergué-Gabéric. À droite de l'autel, se tient un ex-voto en bois de la Vierge et Sainte-Anne. Pour les vitraux, simples baies rectangulaires, les maîtres-verriers ont eu recours à de volumineux cristaux colorés, de toutes formes, caractérisés par un léger relief par rapport au plan de la composition. On remarque qu'un choix de couleurs a été effectué : couleurs froides (dominantes vertes et bleues) à l'est, couleurs chaudes (jaune, orange et rouge) à l'ouest. Ces cristaux ne forment pas de motifs figuratifs : remarquons seulement une ébauche de la croix dans la grande baie et des petits crucifix rouges dans les baies du chœur à l'ouest. Les verrières ont été réalisées par l'atelier de Tristan Rulhmann, maître-verrier renommé, spécialiste des vitraux en dalle de verre, installé à Schweighouse (Bas-Rhin).
Le confessionnal se trouve engagé dans le mur, sous la tribune. La tribune constitue un autre élément d'architecture religieuse traditionnelle. À leur entrée dans le confessionnal, le fidèle et le prêtre font ainsi partie intégrante de l'édifice, c'est-à-dire, symboliquement, de l'Église. Keranna possède une sacristie résolument moderne et fonctionnelle avec un système de chauffage moderne, ce que la chapelle privée de Bolloré était seule à posséder jusque-là. Ci-contre, intérieur de la chapelle de Keranna photographiée par Gaëlle Martin en juin 2002.

 

Marilyne Cotten, d'après une synthèse de Gaëlle Martin

Pour aller plus loin : article sur les chapelles d'Ergué.


La chapelle Saint-René à Odet

Dédiée à Notre-Dame d’Odet, mais souvent appelée « Saint-René », la chapelle se situe dans l’enceinte des papeteries d’Odet, à Ergué-Gabéric. Propriété privée de la famille Bolloré, la chapelle Saint-René est invisible depuis la route qui va de Lestonan à Briec. Ouvriers, employés et cadres de l’usine ont assisté à des cérémonies religieuses dans ce bâtiment, d’une date incertaine au xixe siècle jusqu’aux années 1960, lorsque sera élevée la chapelle de Keranna.

 

Chapelle Saint Rene Odet par Louis Le GuennecOrigine

L’édifice actuel, refait en 1921-1922, est l’œuvre de l’architecte René Ménard. Il a remplacé une chapelle plus étroite, probablement construite au xixe siècle, tandis que l’activité des usines se développait. Ce premier bâtiment est mentionné par le livre d’or des papeteries en 1930[1] et par des témoignages. Ci contre : la chapelle Saint-René dessinée par Louis Le Guennec.

 

Constructeurs

Si les travaux d’agrandissement ont été ordonnés et financés par René Bolloré II (1885-1935), ils ont été conduits sur les plans de René Ménard (Nantes, 1876 - Nantes, 1958) et sans doute été exécutés par l’entreprise Thomas. Précédemment, René Bolloré avait confié à l’architecte nantais les travaux d'extension de son manoir d'Odet (1911) et la construction de la cité ouvrière de Keranna (1919). Les plans de la chapelle, conservés aux Archives départementales de Loire-Atlantique, ont été publiés par le site Grand Terrier[2]. Ils montrent notamment qu’en 1921, Ménard avait proposé plusieurs options au maître d’œuvre.

 

Situation

80 ans Mme Bolloré 9

La chapelle est, dès l’origine, mitoyenne d’un magasin, à l’est. L’ensemble a été élevé à flanc de colline, sur un dénivelé mesurant, au plus haut, c’est-à-dire au niveau du magasin, 1,20 mètre. Ce dénivelé est particulièrement visible sur une photo de 1927, à l’occasion des 80 ans de Léonie Bolloré (voir ci-contre). La chapelle d’origine, plus modeste, n'était pas orientée à l’est ; la chapelle agrandie ne le sera pas non plus. Or, dans la plupart des églises chrétiennes, depuis le xve siècle, le chœur se trouve à l’orient, tourné vers la Ville Sainte. À Saint-René, le chœur est situé à l’ouest et donne au nord-ouest sur la résidence Bolloré. L’entrée des fidèles se fait par le nord : avant l’office, les hommes s’engagent dans l’édifice « par une élégante porte sculptée[3] », tandis que les femmes pénètrent par une porte secondaire, à gauche. Gwenn-Aël Bolloré indique l’existence de deux autres portes donnant sur le parc du manoir (les deux premières donnant dans l’enceinte de l’usine)[4].

 

Extérieur

Chapelle Saint René chevet à pignonsLouis Le Guennec est le premier à donner de la chapelle Saint-René une description relativement fournie, puisqu’elle court sur deux pages. Ce texte figure dans un ouvrage posthume : Le Finistère monumental, tome III, p. 506-507, publié en 1984. Un dessin complète cette description.  Sur l’aspect général, Le Guennec note le « style gothique[5] » de la chapelle. Dans toutes ses constructions pour René Bolloré, René Ménard puisera en effet dans les traditions régionales, c’est-à-dire le gothique breton des xve et xvie siècles. La chapelle se distingue par son « clocheton plat qui découpe parmi les branches d’arbres son pignon à dentelures et ses trois chambres de cloches […] Sur la toiture chevauche un campanile-horloge revêtu d'épaisses ardoises imbriquées en écailles de poisson. » En outre, « un chevet à trois pans, percés de fenêtres flamboyantes, décore le grand pignon auquel s'appuie la sacristie ». Ce chevet à plusieurs pignons est inspiré, d’après Philippe Bonnet[6], des réalisations de l’atelier morlaisien des Beaumanoir (xve siècle). Cette abside à noues multiples est en effet l’une des caractéristiques du « style Beaumanoir ». René Ménard a pu se souvenir, par exemple, du chevet de l’église Saint-Gildas à Carnoët, construite par Philippe de Beaumanoir vers 1500. Grâce à ses trois faces, le chœur de Saint-René est éclairé de manière optimale, ce qui compense les dimensions modestes du bâtiment. Ci-contre : la chapelle d'Odet et son chevet. Photo : Gaëlle Martin, 2000.

               

Intérieur

Chapelle Odet Saint René2Grâce à ce chœur éclairé de vitraux, l’intérieur se révèle, selon Louis Le Guennec, « large, clair, admirablement entretenu ». La nef « s'égaie de la lumière colorée et chatoyante des beaux vitraux placés dans les fenêtres du chœur ». En termes de capacité d’accueil, on peut déduire d’après les plans de René Ménard et les photographies du centenaire de 1922 que la chapelle, rectangle d’environ 10 mètres sur 17, ne recevait pas tous les ouvriers d’Odet lors d’un même office. En 1912, le recteur Lein soulignait déjà l’étroitesse de la chapelle, comme nous l’expliquons ci-après. Gwenn-Aël Bolloré donne quelques indications sur la répartition des places à l’intérieur de la chapelle. On y retrouve la hiérarchie de la papeterie, des âges, des sexes et de la géographie : « Nous voici tous à nos places. Au premier rang, à droite du chœur, chacun de nos prénoms est inscrit sur les prie-Dieu. Le protocole est rigoureusement respecté. De gauche à droite, mon père, ma mère et nous les enfants, par rang d’âge. Derrière, le personnel de maison. Au troisième rang, les employés et ouvriers de l’usine, par rang d’importance, et ensuite les enfants des écoles des Frères, puis la foule des hommes d’Ergué-Gabéric. Côté gauche, ma grand-mère a droit à un prie-Dieu capitonné. Elle a déjà près de soixante-dix ans [vers 1916]. Ses filles et leurs enfants derrière, les filles des écoles des Sœurs, puis la foule des femmes d’Ergué-Gabéric. […] Le prêtre officiant est un chapelain, […] payé et logé par mon père. […] Sept ou huit choristes, vêtus de soutanes rouges, l’assistent[7]. » Gwenn-Aël précise encore que, comme dans d’autres églises, les messes se disent en latin, tandis que les chants et le prêche sont en breton. L’enfant, élevé en pays gallo, ne comprend pas le breton ; et l’on ne sait pas dans quelle mesure son père entendait le breton et s’il comprenait le prêche du prêtre. Ci-contre : la chapelle de Keranna, du côté des entrées. Photo : Gaëlle Martin, 2000.

 

Vitraux

Les vitraux présents dans le chœur représentent les saints René (Renatus), Michel (Michael), Guinal, Jacques (Jacobus), Madeleine, Jehanne d'Arc. Ce sont ces verrières que Louis Le Guennec a vues et décrites dès les années 1920 : « Ces vitraux, timbrés aux hermines de Bretagne et aux armoiries des principales villes de notre province, témoignent du patriotisme breton et de l'esprit de foi des fondateurs de la chapelle, qui y ont fait peindre les images de leurs saints patrons et protecteurs[8]. » Des blasons portés par des anges renvoient en effet aux lieux chers à la famille Bolloré (Quimper, Nantes, Saint-Malo sont reconnaissables). À l’image des seigneurs commanditaires des églises médiévales, les Bolloré sont aussi présents, sous la forme de leurs saints patrons, dans les vitraux de leur chapelle :
Renatus correspond à : Jean-René, l’arrière-grand-père né 1818 ; René I, le grand-père né en 1847, René II, le père né en 1885, et René-Guillaume III, l’aîné des enfants né en 1912 ;
Notre-Dame : Marie Thubé, épouse de René Bolloré, née en 1889 ;
Jacobus à Jacqueline, la cadette née en 1914 ;
Michael à Michel, le cadet né en 1922 ;
Guinal à Gwenaël, le benjamin né en 1925, trois ans après la construction de la chapelle. Saint Guinal est aussi le patron de l’église d’Ergué-Gabéric. 
On peine, en revanche, à déceler la signature du maître verrier dans ces six vitraux.

L’entrée de la chapelle est encadrée par deux verrières de facture moins classique. Ces vitraux de saint Léon/saint Gwenolé et saint Corantin/saint Yves portent la signature d’Yves Dehais, maître verrier né en 1924, deux ans après la construction de la chapelle Saint-René. Les deux verrières en question seraient donc plus tardives que l’édifice. Formé aux Beaux-Arts de Nantes, Yves Dehais a complété sa formation au vitrail à Quimper, au sein de l’atelier Le Bihan-Saluden[9], dans les années 1940. Sur le vitrail « Saint-Corantin », on distingue un cartouche figurant un poisson, un « B » et un « S ». On peut attribuer ce « logo » à l’atelier quimpérois Le Bihan-Saluden, le B désignant Bihan et le S Saluden[10]. Un vitrail de l’église de La Lorette à Plogonnec porte le même cachet, la mention de « Quimper 1946 », ainsi que les noms d’Yves Dehais et Pierre Toulhoat, qui y ont travaillé. On reconnaît par ailleurs dans ces quatre verrières colorées l’expressivité des artistes, comme Yves Dehais, qui ont fait la grande période Keraluc à Locmaria. Ci-dessous, en haut : les verrières décrites par Louis Le Guennec ; en bas : les vitraux côté entrée. Photo : Gaëlle Martin, 2000.

Vitraux ND dOdet Saint René

 

Statuaire

Lors de sa visite, Louis Le Guennec a aussi décrit les statues visibles dans la chapelle. Il les date du xvie siècle. « Au bas de la nef, il y a trois statues curieuses du xvie siècle dont chacune porte sur son socle le nom de son donateur. Les deux premières devaient faire partie d'une série de douze apôtres comme il en existe au porche de nombreuses églises.
1. Saint Pierre, sans tiare ni autre coiffure, barbe et cheveux longs, robe à collet, manteau, banderole qui devait porter, inscrit en couleur un verset du Credo, tenant clef et livre fermé. Sur le socle : P. Guiriec.
2. Saint Jean, tête nue, cheveux bouclés, robe à collet rabattu, tenant une coupe de laquelle sort un crapaud, banderole pour verset du Credo, nom : Y. Musellec.
3. Saint Guillaume, en Kersanton, coiffé d'une mître et couvert d'une armure complète soigneusement exécutée, manteau sur les épaules bénissant de la main droite. L'inscription est en caractères gothiques, sauf la date. Nom : G. Saulx, Not(aire), l'an 1557.
Au dehors près d'un escalier, il y a un autre saint de pierre, moins bien conservé, portant livre et bâton[11]. »
Le Guennec ne donne pas l’origine des statues. Nous savons néanmoins, d’après la biographie de Gwenn-Aël Bolloré, que René Bolloré récupérait, au détour de visites, de voyages ou d’enchères, des objets de patrimoine breton, parfois à l’abandon, pour les introduire à Odet[12]. Ces quatre statues en font vraisemblablement partie. Ci-dessous, de gauche à droite : statues de saint Pierre et de saint Guillaume. Photo : Gaëlle Martin, 2000.

Statue saint Pierre Notre Dame dOdet photo Gaëlle Martin 2000

Saint Guillaume Notre Dame dOdet G. Martin 2000

 


L’administration de la chapelle dans les années 1910 et 1920

Mgr Duparc Villard 1900 recadréSur son site Grand Terrier, Jean Cognard présente quatre lettres du recteur d’Ergué-Gabéric, le père Louis Lein, à Monseigneur Duparc (ci-contre : portrait par Joseph Villard), l’évêque de Quimper et Léon[13]. Le recteur y évoque les problèmes liés à la chapelle Saint-René. Jusqu’en 1912, une messe est donnée tous les dimanches et jours de fête par un vicaire. Or le patron des papeteries souhaite développer l’activité religieuse de la chapelle, en demandant une messe supplémentaire, tous les premiers vendredis du mois, et des confessions, tous les samedis ou tous les quinze jours. C’est alors que le recteur expose les problèmes créés par cette chapelle privée au sein de sa paroisse. Il signale notamment à son supérieur : 1. La difficulté de mener à bien des offices et des confessions à Odet, en même temps qu’à l’église saint-Guinal et dans deux autres chapelles.
2. La « fuite » de fidèles qui, ayant suivi la messe à Odet, risquent d’abandonner l’église paroissiale. À l’instar de la famille Bolloré, ils ne mettraient plus les pieds à Saint-Guinal.
3. La création, avec l’agrandissement futur de la chapelle, d’une paroisse officieuse dans la paroisse officielle d’Ergué.
4. La petite taille de la chapelle qui, en 1912, pose déjà problème. Et inversement, puisque même l’agrandissement serait un problème : « Cependant la chapelle est beaucoup trop petite. Et si elle était agrandie (ce qui va arriver dans quelques temps), les difficultés deviendraient encore plus fortes[14]»
5. Du fait de cette petite taille, la sélection/discrimination à opérer parmi les fidèles : qui est autorisé à assister à tel office, à se confesser à tel endroit ?
6. Sa position délicate d’intermédiaire entre l’industriel et les autorités religieuses.
Lorsque la direction des papeteries décidera d’instaurer les dimanches travaillés, les messes à Saint-René seront dites à deux heures différentes, à 8 h et 10 h, ou 8 h et 12 h, afin que les ouvriers de faction le dimanche puissent y assister.

 

Le catholicisme social de René Bolloré

Image pieuse René Bolloré II 1949 v3La construction de cette chapelle répond au catholicisme social de René Bolloré. Le directeur des usines d’Odet a sans doute été influencé par l’encyclique du pape Léon XIII (1891), comme le suppose le bulletin paroissial d’Ergué-Gabéric. Un article du Kannadig établit ce lien en 1928 : « Animé d’une foi vive et agissante, M. Bolloré s’occupe d’une façon toute particulière des intérêts religieux et moraux de ses ouvriers. Il a doté son usine d’Odet d’une belle chapelle, l’un des plus jolis édifices religieux du pays de QSuimper. On y dit la messe quatre fois par semaine, et toutes les ouvrières y assistent avec une grande dévotion. Le dimanche soir, une nombreuse assistance assiste à la bénédiction du Saint-Sacrement. […] le patron […] a dû méditer longuement l’Encyclique de Léon XIII sur la condition des ouvriers[15]. » Un rapport de la DRAC sur la vie dans les papeteries d’Odet rappelle aussi qu’ « à Annonay (dont l’usine s’appelle Vidalon), la grande fête annuelle était dédiée à Notre-Dame de Vidalon, mêlant dans une même envolée Dieu, les ouvriers papetiers et les patrons Montgolfier[16] ». Un fait que l’on peut mettre en parallèle avec une note du Kannadig d’Ergué-Gabéric précisant que l’on surnommait Mme Bolloré, la mère du directeur, « Notre-Dame d’Odet[17] ».

 

Synthèse effectuée par Marilyne Cotten

 

Notes

[1] Livre d’or des papeteries d’Odet, Paris, impr. Crété, 1930. Consultable au local d’Arkae.

[2] http://grandterrier.net/wiki/index.php?title=1910-1928_-_Les_plans_gab%C3%A9ricois_de_l%27architecte_Ren%C3%A9_M%C3%A9nard_pour_l%27industriel_Ren%C3%A9_Bollor%C3%A9

[3] Louis Le Guennec, Le Finistère monumental, tome III : Quimper Corentin et son canton, Quimper, Les Amis de Louis Le Guennec, 1984, p. 506-507.

[4] Gwenn-Aël Bolloré, Né gosse de riche, Rennes, éd. Ouest-France, coll. Latitude ouest, p. 44.

[5] Louis Le Guennec, op. cit., p. 506.

[6] Philippe Bonnet, Églises du xxe siècle en Bretagne, de la loi de séparation à Vatican II, Paris, Bibliothèque de l’École des chartes, t. 163, 2005, p. 107.

[7] Voir Gwenn-Aël Bolloré, op. cit., p. 43

[8] Louis Le Guennec, op. cit., p. 507.

[9] Source : Jean-Yves Cordier sur http://tableauxdeyvesdehais.e-monsite.com/ et https://www.lavieb-aile.com/article-la-chapelle-de-la-lorette-a-plogonnec-109127377.html Yves Dehais est né en 1924 à Nantes et y est mort en 2013. En 1946, il ouvre son propre atelier à Nantes. Il collabore aux débuts de la manufacture de faïence Keraluc, de 1945 à 1948.

[10] En 1908, Auguste et Anna Saluden avaient un atelier à Brest. Après la Première Guerre mondiale et la destruction de la cité portuaire, ils s’installent à Quimper dans un atelier qui sera repris par le gendre d’Anna Saluden, Yves Le Bihan. Jusqu’en 1952, les ateliers signent donc leurs vitraux Le Bihan-Saluden.

[11] Louis Le Guennec, op. cit., p. 507.

[12] Voir Gwenn-Aël Bolloré, op. cit., p. 43 : « À La Trinité-Surzur, il y a une très belle fontaine en granit sculpté. Mon père, qui a la passion des monuments bretons, s’arrête un jour et demande à qui elle appartient. À la mairie, lui répond-on. [Le maire] commence par refuser de vendre sa fontaine, puis cède devant le montant du chèque. [Mais le curé intervient] : "Vous n’allez pas nous enlever la seule jolie chose qu’il nous reste !" [Mon] père, après avoir haussé les épaules, lui donne la fontaine et s’en va en bougonnant. »

[13] Archives diocésaines de Quimper, série P, paroisse d’Ergué-Gabéric, lettres du 22 août, du 1er octobre 1912 et du 29 janvier 1913 de L. M. Lein à Mgr A. Duparc. Reprises in extenso et analysées en contexte sur le site Grand Terrier : http://grandterrier.net/wiki/index.php?title=1912-1913_-_La_question_de_la_r%C3%A9organisation_du_service_paroissial_%C3%A0_la_papeterie_d%27Odet

[14] Idem.

[15] Kannadig Ergué-Gabéric, « Œuvres sociales et morales », 1928. Archive Arkae.

[16] La vie dans les papeteries d’Odet au XIXe et XXe siècle, rapport de la DRAC, ca 2004. Archive Arkae.

[17] Kannadig Ergué-Gabéric, « Monsieur René Bolloré », 1933. Archive Arkae.