Le papier à cigarette OCB a été créé en 1918 et cédé par le groupe Bolloré en 2000 au groupe Republic Tobacco, de Chicago. OCB est formé de trois initiales. O comme Odet, lieu dit en Ergué-Gabéric, où se trouve le siège social de Bolloré ; C, comme Cascadec, lieu-dit en Scaër, où se trouvait une usine du groupe, qui appartient aujourd'hui au groupe Glatfelter ; B, comme Bolloré, fabricant de papier à Ergué-Gabéric depuis 1822. Pour plus d'informations sur la marque et ses différentes gammes à travers l'histoire, consultez la page Wikipédia consacrée à OCB.
Deux schémas de Mann Kerouedan, ancien conducteur de machine, détaillant les techniques de fabrication de l'OCB dans les usines Bolloré.
Henri Le Gars raconte l'OCB
De garçon de course à chef de service, Henri Le Gars a passé sa carrière à l'usine d'Odet. En août 2017, il a livré à Isabelle Rahavi un témoignage sur la fabrique de papier. L'usine OCB constituait, jusqu'en 1973, le centre névralgique de la vie à Odet. Henri a intégré le service des expéditions du papier à cigarettes un peu avant la Seconde Guerre mondiale : « Ce qui est drôle c'est que le tabac était rationné mais les gens fumaient quand même. On n'a jamais vendu autant de papier à cigarette. Ils faisaient pousser une belle saloperie dans leurs champs, qu'ils ne savaient pas faire sécher, et ça les empoisonnait plutôt qu'autre chose » Il est resté à Cascadec jusqu'à la Libération. Un an après son retour du service militaire, en 1947, l'usine Odet redémarre, retrouvant le charbon nécessaire à la turbine à vapeur. Henri Le Gars prend alors une place de comptable. Retrouvez le reportage entier sur le site d'Ouest-France ici.
L'OCB dans les années 1930
En 1991, dans le numéro 30 de la revue Armen, Christine Le Portal a consacré une partie de son reportage sur les papeterie Bolloré à la fabrication du papier OCB. Nous vous en livrons ici l'extrait.
Le Marié (Nicolas) fils de François Le Marié (1754-1825), et de Perrine Gosselin (?-1802), né à Quimper, fonde la papeterie d'Odet en février 1822.
Le fils de marchand
Son père, François, né en 1754 dans l'Orne, fils de marchand, appartient à la bourgeoisie normande. François se marie en 1784 à Malestroit avec Perrine Gosselin, qui est originaire de cette même commune. On le retrouve ensuite en 1796 à Quimper, où il commerce dans la faïence, place Maubert.Selon un discours de l'abbé Faouët, il aurait également dirigé une manufacture de tabac à Morlaix. En 1801, François achète une maison à Kerbernès, en Plomelin. Perrine y décédera un an plus tard. Nicolas, son fils, n'a alors que 4 ans. Par la suite, le jeune homme est formé par les prêtres du collège de Saint-Pol-de-Léon. Ci contre : portrait de Nicolas Le Marié par PV Dautel sur une médaille réalisée pour le centenaire de la papeterie en 1922.
La fondation de la papeterie
Après sa formation, Nicolas ne peut pas prendre la relève de son père à la manufacture : par la loi de 1816 sur le monopole définitif de l'État, il est forcé de diriger ailleurs ses activités. À 24 ans, il choisit donc le site d'Odet, encore inhabité, pour créer une papeterie qui fonctionnera à la houille blanche, ce qui est relativement inhabituel à cette époque. De 1822 jusqu'à 1862, il dirige et développe considérablement la papeterie: de 31 ouvriers en 1828, il en emploie 110 en 1860. La production de papier et les salaires augmentent aussi.
Vie politique
Nommé par le préfet maire de la commune d'Ergué-Gabéric le 19 février 1832, il démisionne rapidement, en octobre suivant, estimant n'avoir pas la disponibilité nécessaire pour remplir cette fonction. Néanmoins, il reste conseiller municipal plus de dix ans. Il est donc loin d'être absent de la vie politique locale. En 1840, il exerce son influence pour un transfert du bourg vers Pen-Carn Lestonan, à proximité de la papeterie. Le projet est abandonné en 1842, l'équipe d'Hervé Lozac'h s'y opposant.
Vie familiale
Nicolas Le Marié a épousé Marie Le Pontois. Il aura avec elle trois enfants : un aîné et une cadette qui décèdent jeunes, une benjamine qui devient religieuse. La famille habite à Odet, avec un cousin et des domestiques. Une trentaine de papetiers sont installés comme eux près du moulin d'Odet.
La succession à Odet
Nicolas Le Marié n'a pas d'héritier direct. Mais sa sœur, Marie-Perrine Le Marié, a épousé en secondes noces Jean-Guillaume-Claude Bolloré (1819). Ce dernier dirige une fabrique de chapeaux à Locmaria (25 ouvriers). Jean-Guillaume, qui signe "Bolloré aîné" (par rapport à ses frères), participe dès les années 1850 aux affaires de Nicolas Le Marié, son beau-frère. Après une chute accidentelle qui l'a fortement diminué, Nicolas Le Marié laisse la direction des papeteries à son neveu Jean-René, le gendre de Jean-Guillaume Bolloré, en 1862.
Nicolas Le Marié décède le 24 mars 1870, à l'âge de 72 ans.
Source : d'après Pierre Faucher, La papeterie d'Odet, 2018, classeur disponible au local de l'association Arkae.
Entre 1917 et 1919, pour répondre aux besoins en logement de son personnel, René Bolloré fait construire la première cité ouvrière du Finistère, composée de 18 habitations en bande. Installées en forme de U autour d’une cour plantée de tilleuls, les maisons disposent de deux jardins chacune et d’un puits commun. René Ménard, architecte nantais, a dessiné ce lotissement et en a dirigé la réalisation. Ainsi s’est constituée, à 250 mètres du centre de Lestonan, une communauté d’une centaine d’habitants organisée autour de la papeterie, du patronage, des jardins ouvriers, des écoles, puis de la chapelle de Keranna. À partir de 1977, les difficultés de trésorerie de la papeterie conduisent à la vente des ailes nord et sud à des particuliers (souvent résidents). Plus tard, l’office HLM de Landerneau devient propriétaire des logements de l’aile est.
Description détaillée
Schéma des ailes sud et nord (haut) et de l'aile est (bas) par les STAP (rapport de la DRAC, 2013).
La cité est située en rebord de plateau, juste au-dessus de la vallée de l’Odet. La surface totale du terrain est de 11 500 m2. Cet ensemble de logements, trois corps de six habitations mitoyennes, est ordonné autour d’une cour intérieure (33 x 65 m) plantée de deux allées de tilleuls (2 x 2 rangs). Le tout forme un fer à cheval s’ouvrant vers la vallée et conduisant à la papeterie. Chaque logis possède un jardinet côté cour, un potager côté rue, ainsi qu’une dépendance/un appentis privatif à l’extérieur du U. Au centre du placître se trouve un puits, à l’ouest un escalier de pierre descend vers la route et le jardin collectif. Les habitations de l’aile est diffèrent un peu de celles des deux autres ailes. Les « maisons est » disposent de deux niveaux ; les « maisons nord » et « sud » d’un rez-de-chaussée avec combles. Au début du XXe siècle, selon les habitations, les sols étaient cimentés ou non. Quant à l’aspect extérieur des logements, il est inspiré de l’architecture bretonne, comme le suggèrent l’encadrement des entrées, avec arc en plein cintre, et les lucarnes. Influencé par le « style pittoresque » du début du siècle, l’architecte a conçu les murs en pierres naturelles apparentes. Ajoutons que de 1919 à 1939, les portes et fenêtres ont été peintes dans des couleurs différentes. Dans son aménagement, la cité est probablement inspirée des « town countries » ou cités-jardins théorisées par Ebenezer Howard en 1898 et popularisées en France par Georges Benoît-Lévy en 1904. Keranna fait ainsi la part belle aux espaces verts publics et privés, qui s’intègrent harmonieusement dans le lotissement.
Charles René Ménard est né 1876 à Nantes et mort en 1958 dans la même ville. Il est le fils de René Michel Ménard (1843-1895), un architecte important de la région nantaise, et le petit-fils de Louis Charles René Ménard, sculpteur. En 1894, il entre à l’École des Beaux-Arts de Paris, fait ses études à l’atelier Pascal et sort diplômé en 1901 (DPLG). Dès l’obtention de son diplôme, il reprend le cabinet de son père et récupère une clientèle essentiellement privée. À la suite de son père, il fera trois voyages de formation en Italie, puis en Belgique et en Hollande, d’où il rapportera un intérêt durable pour l’architecture de brique. Sa première réalisation, le dispensaire antituberculeux Jean-V à Nantes, est marquée par l’influence italienne et par un goût du néo-classique hérité de son père. Dans un discours de René Bouwens de Boijen à la Société centrale des architectes, Charles-René est d’ailleurs présenté comme un « digne continuateur des anciennes traditions[1] ». Dans leur cabinet nantais, les Ménard reçoivent une clientèle religieuse, aristocratique et bourgeoise. C’est dans ce réseau que René Ménard rencontre René Bolloré, un ami personnel de sa famille. Rappelons que la famille Bolloré était originaire de Nantes et que « René II » était marié à Marie Thubé, fille d’un grand armateur nantais. Dans les années 1910-1920, René Ménard reçoit de l’industriel plusieurs commandes : la conception d’une nouvelle usine, l’extension du manoir familial (1910), l’élévation de la chapelle d’Odet (1921), la réalisation d’un monument aux morts (1923), la construction de l’école Saint-Joseph-Sainte-Marie et d’une cité ouvrière, Keranna. Les plans des bâtiments et un extrait de sa correspondance avec René Bolloré ont été publiés sur le site Historial du Grand terrier[2]. Par ailleurs, les travaux de René Ménard montrent une prédilection, non pour l’architecture industrielle, mais pour la conception de bâtiments religieux. L’architecte nantais consacra en effet quinze années à la construction du Mémorial de la Grande Guerre de Sainte-Anne-d'Auray (1922-1937). Pour ce projet, il travailla notamment avec Xavier de Langlais, artiste lié aux Seiz Breur, et Jules-Charles Le Bozec. L’église Sainte-Thérèse de Nantes, conçue en briques et en béton, fut aussi l’un des grands chantiers de Ménard. À Odet, il reconstruit en 1921-1922 la chapelle Saint-René à partir d’un bâtiment existant. Keranna n’est pas tout à fait un objet ordinaire dans la production de René Ménard. L’architecte nantais n’est pas vraiment un habitué des constructions ouvrières. On l’a vu, il incline davantage vers la brique que vers la pierre naturelle, vers le religieux que vers l’industriel. En revanche, la cité est le fruit d’une longue collaboration avec son maître d’ouvrage, René Bolloré.
À gauche, panorama de la cité de Keranna à partir de l'escalier en pierres (rapport DRAC, 2013). À droite, la perspective de l'allée des tilleuls menant vers la papeterie.
Dans les années qui précèdent la construction de Keranna, René Bolloré (1886-1935) développe fortement les activités de l’usine. Il construit des bureaux à Odet et y aménage un laboratoire. À la veille de la Grande Guerre, les papeteries comptent déjà 200 employés. À ce stade de développement, il faut maintenir une partie des effectifs sur place, en particulier les ingénieurs et les ouvriers qualifiés, qui viennent parfois de loin et assurent l'encadrement de la main d’œuvre locale[3]. De 1914 à 1917, René Bolloré est mobilisé, mais cela ne freine pas pour autant ses projets. Pendant la guerre, il fait remplacer de vieux bâtiments de la papeterie par des constructions plus fonctionnelles. En 1917, René Bolloré est réformé ; il revient à Odet et les choses s’accélèrent : il achète l’usine de Cascadec, installe deux nouvelles machines et entame la construction de la cité de Keranna. Selon Louis Mahé[4], c’est l’entreprise Thomas qui se charge du chantier, qui durera un à deux ans. Les maisons seront occupées dès 1919. De manière générale, René Bolloré montre un intérêt fort pour la belle pierre et le patrimoine, ce que l’on constate, d’une certaine manière, à Keranna. Ainsi, dès 1911, année de son mariage, il fait appel à René Ménard pour l’extension de son manoir. S’en suit une collaboration longue, puisque l’architecte honorera ses commandes pendant une quinzaine d’années. Leur correspondance[5] montre que René Bolloré investissait beaucoup de son image dans ces constructions : « ne rien négliger pour avoir un résultat parfait […] à l'abri de toute critique impartiale, et digne en tous points de son fondateur ».
Un projet de catholicisme social
Avec cette cité ouvrière, René Bolloré concrétise dans la pierre ses convictions catholiques et sociales. Sur le catholicisme social du directeur des papeteries, nous renverrons simplement à l’article qui lui est consacré sur notre site. En outre, l’article Wikipedia sur les cités ouvrières nous renseigne sur les idées qui ont pu inspirer le maître d’ouvrage : « Ces patrons sont durablement marqués par les théories de Saint-Simon (1760-1825), qui préconisent une attitude éclairée des nouvelles élites capitalistes. L’idée de Saint-Simon est d’instituer un nouveau christianisme dont les fondements seraient la science et l’industrie, et l’objectif la plus grande production possible[6]. » L'une des figures emblématiques du catholicisme social est Léon Harmel (1829-1915), patron d'une filature de laine, le Val des Bois à Warmeriville près de Reims, et créateur d'une sorte « catéchisme social ». Dès 1840, il construit des logements ouvriers, avec jardins, buanderies et pompe à eau commune. Autour de l'usine, l'industriel met en place divers équipements sociaux et religieux : chapelle, « maison syndicale », « maison de famille », école, théâtre... Tout cela forme, ensemble, la cité industrielle chrétienne, la fabrique-béguinage à laquelle Léon Harmel aspirait (voir Association pour le patrimoine industriel de Champagne-Ardennes, http://www.patrimoineindustriel-apic.com/bibliotheque/atlas/Atlas8.pdf, archive consultée en 2020). Dans cette cité, l'autonomie des ouvriers aurait tenu une place relativement importante : « Léon Harmel entreprend de faire de son usine une sorte de communauté chrétienne où les ouvriers dirigent eux-mêmes un ensemble d'œuvres sociales : mutuelle scolaire, enseignement ménager, cité ouvrière... Il institue, en 1883, la participation des travailleurs à la direction et au maintien de la discipline dans l'entreprise. De plus une caisse de famille, gérée par une commission ouvrière, est chargée d'attribuer des subventions en argent ou en nature. » (Paul Claudel, « Léon Harmel », Encyclopaedia Universalis, consulté le 16 octobre 2020). On sait que, dans la seconde moitié du XIXe siècle et au début du XXe, des visiteurs venaient puiser l'inspiration au Val des Bois. Il est donc fort probable qu'en 1919 René Bolloré ait été influencé par cette réalisation. René Bolloré est par ailleurs lié au père jésuite de La Chevasnerie (1889-1968), issu de la noblesse du pays nantais. René-Marie de La Chevasnerie a lui-même fondé en 1949, à Brest, une congrégation de Servantes de l'Agneau de Dieu, qui accueille des religieuses handicapées, dans un bâtiment qui a certaines similitudes avec Keranna.
Keranna dans les années 1920.
Logements ouvriers du Val des Bois (Warmeriville). Ici, une vue des cités Jeanne-d'Arc, composées de 12 maisons individuelles et réalisées en 1897. Elles remplacent d'anciennes habitations collectives construites en 1845, où logeaient jusque-là les ouvriers. Source : Daniel Tant, "Warmeriville en cartes postales", http://dtant.free.fr/133.pdf, consulté en 2020.
Carte postale : bâtiments de la congrégation des Servantes de l'Agneau de Dieu, actuelle maison Ty Yann à Brest.
La vie en vase clos
Paradoxalement, cet habitat « collectif » de Keranna est séparé des autres maisons de Lestonan. Bordée au nord par des bois, encerclée par les appentis et les routes, la cité est « exclue de la trame parcellaire environnante ». L’Union départementale de l’architecture et du patrimoine parle même à son sujet d’« enclave ». Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la cité était, en outre, entourée de talus, barrières et portails. L’accès n’est pas simple : pour entrer dans la cour et approcher du puits, le passant doit monter un escalier ; la cité étant séparée de la route par un dénivelé. « [Keranna] ne s’ouvre, finalement, que vers l’usine et le domaine du manoir Bolloré[7] . » La séparation est géographique et sociale : la cité de Keranna se distingue à la fois de Lestonan, où logent les autres ouvriers, et de la campagne d’Ergué-Gabéric, où les fermes sont dispersées en très petits hameaux. Et de fait, les logements ont été construits pour accueillir les employés, les ingénieurs et les ouvriers les mieux placés dans la hiérarchie de l’usine. Laors Huitric, ancien habitant de Lestonan, en témoigne dans le cahier n°7 d’Arkae : « J'ai vu construire Keranna. C'était fermé tout autour par des portails : pour entrer, il y avait juste une petite barrière. C'étaient tous des "caïds" qui habitaient là : ceux des bureaux, des conducteurs de machines, etc. Les gosses des autres quartiers n'avaient pas le droit d'y aller. Au début, on y a planté des arbres et mis de la pelouse, qu'on coupait à la faucille. J'ai été plusieurs fois la couper. Au milieu, on avait fait un jeu de boules, mais personne n'allait jouer, car cela faisait trop de bruit et empêchait les gens qui travaillaient de faction de dormir[8]. » On l’aura compris, Keranna n’était pas tant une cité « ouvrière » qu’un village réservé aux cadres et « agents de maîtrise » de la papeterie. Ces habitations, louées à un prix modique[9], servaient à garder des employés précieux par leur fonction ou leur savoir-faire. Ainsi les maisons se transmettent parfois d’une génération à l’autre. Néanmoins, tout comme les chapelles d’Odet, le patronage et les écoles, les logements ouvriers font partie d’un ensemble qui appartient entièrement à l’employeur. C’est ainsi que ce dernier modèle les rapports entre employés et les maintient dans une certaine structure. Cette situation peut expliquer le faible développement des syndicats ouvriers à Odet jusqu’aux années 1930. Bernard Ganne relève une situation tout à fait similaire à Annonay, ville des papetiers Montgolfier en Ardèche : « Le secteur du papier fonctionnait un peu à la manière d'une aristocratie industrielle […] puisque ayant transposé là tout ce qui caractérisait l'ancienne noblesse terrienne : ici transmission héréditaire des privilèges et des domaines, là du savoir technique et des usines (n'était-on pas déjà ingénieur de père en fils depuis Pierre de Montgolfier ?). Même attitude patrimoniale vis-à-vis des classes assurant la production, entretenues non seulement économiquement (avec garantie plus ou moins tacite de l'emploi : plus tard pendant la guerre, on gardera les ouvriers alors même que manque le travail : n'a-t-on pas des obligations vis-à-vis des gens de sa maison ?) mais encore idéologiquement (participation au prestige de tel domaine ou « maison », à la production de tel article « noble »... ) dans tout un contexte social doté de structures urbaines spécifiques (le château, le domaine-usine, les villages, avec leurs écoles, leurs commerces, leur église, leurs fêtes, etc.), dépassant de beaucoup le paternalisme individuel ou occasionnel qui sera le fait d'un patronat plus bourgeois : même s'ils ont ensemble quelques points communs, les villages papetiers ne sont pas les cités ouvrières[10]. » Pour fonctionner en vase clos, de manière autarcique, une cité a besoin de commerçants qui l’approvisionnent. Henri Le Gars, qui a vécu à Keranna, évoque les commerces et les marchands ambulants qui « livraient à domicile » : poissonniers, triporteurs, vendeurs de tissu et chiffonniers se déplacent, avec une cargaison souvent lourde, jusqu’à la cité. Ces personnages font eux aussi partie du paysage, de l’écosystème, de la papeterie. Cependant, pour pénétrer dans la cité, ils doivent montrer patte blanche : « La cité de Keranna était entourée de talus, avons-nous dit. Pour y pénétrer, il y avait d'abord les escaliers donnant sur la route menant aux papeteries, et que seuls pouvaient emprunter les piétons. Une barrière cadenassée, avec un portillon pour les piétons, se trouvait à l'entrée actuelle, près de Pen-ar-Garn. Une seconde barrière identique était située à l'autre bout de la rue actuelle de Pen-ar-Garn […] Les clés des cadenas de ces barrières se trouvaient chez le vieux garde-chasse Léonus, résidant dans la dernière maison de l'aile nord. Les différents livreurs qui se présentaient – à l'époque avec leur voiture à cheval : charbonniers, paysans ou autres – devaient donc retirer les clés pour pouvoir entrer. En ce temps-là, tout était étroitement surveillé par le père Hascoët, contremaître[11]. » Même la taille des tilleuls, ajoute-t-il, est contrôlée !
Années 1930-1940 : Keranna évolue
Si la cité reste relativement enclavée dans les années 1920, à partir des années 1930 elle commence à profiter des possibilités offertes par les véhicules motorisés. Dans cette décennie, les médecins viennent en automobile ou à moto de Quimper ou Briec ; et dès 1939, Mme Blanchard, la sage-femme dispose d’une automobile pour ses soins à domicile. Même si les moyens de locomotion restent assez rares jusqu’au milieu du siècle, la cité compte dès 1936 quatre voitures, pour lesquelles on construira des garages. Le confort moderne arrive aussi dans les habitations. Selon Henri Le Gars, l’électricité est disponible à Keranna dès 1933, quand le bourg l'attendra jusqu’en 1950. Pour l’eau courante, Keranna devra patienter jusqu’à 1964. Dans les années 1930, une société de loisirs se fait jour. La cité de Keranna en bénéficiera peut-être plus tôt que les autres villages de la commune. René Bolloré fera construire un ensemble d’installations à cet effet. Avec l’inauguration du patronage en 1931, les habitants de la cité disposent en effet à Lestonan d’un terrain de football, d’une salle de gymnastique, de séances de cinéma régulières, d’une troupe de théâtre et, notamment, d’un car conduit par le transporteur des usines Bolloré. Signalons qu’en 1936, les congés payés permettent aux salariés de s’affranchir pour quelques jours de leur travail, et parfois, de la cité. En dehors d’évènements comme les kermesses, Henri Le Gars mentionne un temps fort qui réunit une fois par an les habitants de Keranna : la Saint-Jean, d’abord fêtée à l’extérieur de la cité, puis à l’intérieur : « Tous les ans, au mois de juin, le 24 (à la Saint-Jean) et le 29 (à la Saints-Pierre-et-Paul), sur la route non encore goudronnée et en l'absence de toute circulation, on allumait un grand feu face aux escaliers d'accès à la cité. Les artificiers en herbe pouvaient se procurer des pétards chez Vonne Coustans, ainsi que "crapauds", "soleils", etc. pour quelques sous. Une fois le feu presque éteint, les cendres étaient mises en vente au plus offrant. Le goudronnage de la route en 1937 ou 1938 mit dans l'obligation de déplacer la place du feu à l'intérieur de la cité, vers l'entrée côté Penn-ar-garn. » Peu avant la Seconde Guerre mondiale, une ligne de cars s'ouvre. Comme le signe d’une nouvelle ouverture, les sapins qui bordaient les ailes nord et sud sont abattus pendant l’Occupation. Devenus très grands, ils faisaient de l’ombre aux habitations.
La cité de Keranna vers 1953-1954.
La première voiture à Lestonan, en 1935.
1977 : la cité ouvrière est vendue aux particuliers
Dans les années 1970, la papeterie traverse une crise. En 1977, le groupe Rothschild, qui a racheté l’entreprise, décide de vendre les habitations des ailes nord et sud de la cité. Ces dernières sont acquises par les résidents ou par d’autres personnes. Les propriétaires peuvent alors aménager à leur gré les maisons. Quant à l’aile est, elle est vendue à la municipalité, qui la cède ensuite à l'office HLM. L’office opère alors des travaux d’aménagement. À cette même période, certaines « installations Bolloré », tels que le patronage et les écoles, sont cédées à la municipalité. L’allée de tilleuls reste la propriété de la Ville d’Ergué-Gabéric. Au début des années 1980, le garage et les transports Bourbigot passent de la rue du Bigoudic à l'impasse de Keranna. Cette décennie est celle de Bolloré-Technologie, qui draine les employés quimpérois vers le quartier de Lestonan, lequel monte alors à 1450 habitants. Elle voit aussi apparaître, à quelques kilomètres, l'échangeur de la voie express, au Rouillen, qui renforce la liaison avec les autres agglomérations bretonnes.
Au tournant du siècle, la cité de Keranna attire l’attention des organismes chargés de la conservation du patrimoine. Avec la cité du gaz à Quimper (Pers et Ferlié, 1929), elle-même inspirée de la cité de Bolloré, Keranna est en effet l’une des rares cités ouvrières du Finistère. La qualité de cet ensemble architectural provient, selon le Service territorial de l’architecture et du patrimoine, de « l’échelle du bâti, des détails architecturaux, comme le traitement des angles, mais également des matériaux de construction, en pierre naturelle ». Or, regrettent-ils, les « aménagements apportés [à partir de 1977], sans doute pour des raisons d’hygiène et de confort, ne respectent pas forcément la qualité constructive d’origine ». Sont pointés les coffrets et vérandas ajoutés aux habitations, dont le détail n’était pas intégré au projet de départ, et qui altèrent l’homogénéité de l’ensemble. Grâce à ses nombreuses parcelles de jardins, elle retient aussi l’intérêt des contemporains désormais soucieux de vivre plus près de de la nature. C’est notamment le grand jardin commun qui est remarqué par les STAP[12] : « L’échelle des arbres s’harmonise avec la hauteur du bâti. Leur présence et leur rythme donnent de l’ampleur et de la majesté à cette grande pelouse ornée d’un puits. […] Ce vaste espace semi-public est le lieu le plus précieux de Keranna. » En octobre-novembre 2020, une exposition du CAUE de Concarneau, « La leçon des villes [13] », met en lumière la cité de Keranna aux côtés d'autres formes d'occupation de l'espace dans le Finistère. À cette occasion, Frédéric Lorenzon réalise pour la station RBO un reportage sur Keranna avec Floriane Magadoux, architecte du Conseil d’AUE du Finistère, et Olivier Hérault, paysagiste. Il y adjoint un entretien précieux avec Henri Le Gars[14]. Cet intérêt renouvelé des architectes pour la cité de René Ménard tient notamment au dialogue qu’il a réussi à construire entre convivialité, grâce à l’espace commun du placître, et intimité, grâce aux jardinets attenant aux maisons. Côté bâti, les architectes relèvent aussi un équilibre idéal entre densité d’habitat et préservation de la vie privée.
Maquette de la cité de Keranna réalisée par Floriane Magadoux, Olivier Hérault et les Maquettes Bertho pour une exposition du CAUE du Finistère, "La leçon des villes", à Concarneau fin 2020.
Gaston Thubé fut le codirecteur de la papeterie d'Odet de 1935 à 1945 avec René Bolloré III. Né le 16 octobre 1876 à Châteaubriant et mort le 22 juin 1974 à Paris, il est le frère de Marie Thubé, épouse de René Bolloré II, dont le père (également prénommé Gaston) était un grand armateur nantais. En 1912, il obtient avec ses deux frères une médaille d'or de voile aux JO de Stockholm.
En 1935, il remplace René II, qui vient de décéder, et dirige les Papeteries Bolloré depuis Paris, déléguant son pouvoir à un homme qui a consacré toute sa vie aux papeteries : Louis Garin. Dans les années 1935-1945, ce dernier dirige l'usine d'une main ferme. Au moment de la Seconde Guerre, Louis Garin frôle les 70 ans. Pierre Faucher note dans son étude de la papeterie (2018, archive Arkae) que Louis Garin "ne se laisse jamais intimider par les Allemands".
Gaston Thubé en 1912, dans La Vie au grand air, 7 décembre 1912, p. 933-952.
René II naît à Odet le 28 janvier 1885. Son nom complet est : René Joseph Marie Émile Robert. Il épouse en 1911 Marie Thubé, fille d'un armateur nantais. Ce mariage lui ouvre les portes de négociants anglo-saxons. Avec Marie Thubé, il aura quatre enfants : René, né en 1912, Jacqueline, née en 1914, Michel, né en 1922, et Gwenn-Aël, né en 1925.
Débuts
Il fait ses études au collège Saint-François-Xavier de Vannes. À 19 ans, il hérite de la papeterie d'Odet, entreprise alors en excellente santé, qui emploie une centaine de personnes bien formées et dispose d'un matériel moderne. René s'appuiera sur son beau-frère, Yves Charruel du Guerrand, pour s'initier au métier.
Apports industriels
Avec l'aide d'Yves Charruel, il va construire des bureaux à Odet, aménager un laboratoire, perfectionner le défilage et le raffinage de la pâte à papier. À la veille de la Grande Guerre, ses papeteries, réparties sur les deux sites d'Odet et Cascadec, comptent 200 employés. Son mariage avec la fille d'un important industriel nantais lui permet de tisser des relations avec des négociants anglais et américains. Grâce au réseau de son beau-père, il peut établir une croissance fondée sur l'exportation et créer des relations privilégiées avec des partenaires étrangers.
Développement pendant la Grande Guerre
Après avoir effectué son service militaire en 1907-1908, au 65e RI de Nantes, puis au 118e RI de Quimper, à l'issue duquel il est promu caporal, René II est mobilisé dès le 4 août 1914 au 11e escadron du train des équipages à Nantes. Le 14 septembre, il passe au 9e escadron, à Châteauroux ; puis souffrant d'une gastrite chronique, il est affecté au service auxiliaire le 14 août 1915. Le 2 novembre 1916, il est définitivement réformé suite à un ulcère à l'estomac. [Source : Jean-François Douguet, Ergué-Gabéric dans la Grande Guerre, Éditions Arkae, cahier n°18, 2014]. Pendant la guerre 14-18, l'usine d'Odet va continuer à se développer : une deuxième machine à papier y est installée, le matériel est presque totalement renouvelé, les vieux bâtiments sont rasés et remplacés par des constructions fonctionnelles. Enfin, une centrale électrique marchant au charbon est inaugurée. Éloignée du front, Odet n'est pas perturbée dans son fonctionnement. En 1917, l'usine de Casacadec, en location depuis 1893, est achetée. Deux machines à papier y sont installées et un canal de 500 mètres pour amener l'eau aux turbines d'une centrale hydro-électrique est creusé.
Prospérité dans l'entre-deux-guerres
Vers 1920, près de 700 ouvriers et ouvrières travaillent aux usines d'Odet et de Cascadec ; ils seront plus de 1000 en 1930-31 (cf. Livre d'or des papeteries). Des bureaux sont ouverts à Paris et des contacts internationaux sont négociés. L'entreprise fait affaire avec l'Europe, la Russie, la Chine et les États-Unis. Une participation dans les papeteries de Troyes, très modernisées, est prise dès 1920. C'est une période de prospérité pour Odet. L'entreprise accompagne de nombreuses réalisations : - la cité ouvrière de Keranna est construite en 1917-1919. Plus tard, les maisons des "Champs" seront bâties sur un terrain acheté par René II vers 1923-25. - les écoles privées de garçons et de filles seront inaugurées en 1928-29. - les activités sportives et les loisirs sont encouragés, avec la création de l'équipe de football des Paotred Dispount. Un terrain de sport et une salle de patronage s'ouvrent en 1930 et 1931. - le centenaire de la papeterie est célébré avec faste en 1922 et de nombreuses fêtes se déroulent pour les anniversaires (25 ans d'entreprise de René Bolloré, Nouvel An, Fête-Dieu...).
Fièvre d'acquisitions immobilières et foncières
La famille Bolloré vit à Nantes, à Odet et dans de nombreuses résidences secondaires, en particulier à Beg Meil, en Fouesnant, où elle dispose de trois villas. Elle peut également profiter d'un yacht de 32 mètres (le Dahut II). Dans Né gosse de riche, Gwenn-Aël Bolloré, fils de René II, énumère les différentes résidences de son père page 186 : "Comme certains collectionnaient les timbres, les étiquettes de boîte de camembert [ou de bouteille d'eau de table, comme Vincent], mon père collectionnait les résidences secondaires." René II acquiert par exemple le quart de l'île d'Houat (soit 60 hectares) "pour faire plaisir au recteur qui craignait l'installation d'un grand casino". À Merdrignac, en Brocéliande, il possède un terrain avec étang, où selon Gwenn-Aël, "pullulent les brochets, que mon père dispute à la marquise de Crussol". Vers 1910, il va créer un vaste parc à Odet, qui viendra en prolongement des bureaux de l'usine. Il y construira un élégant manoir, à la manière de Viollet-le-Duc, abrité de rideaux d'arbres et entouré de massifs de rhodendrons. Une chapelle (Saint-René !) y sera également bâtie, remplacée en 1922 par une construction gothique. Mais à une période où il achète de multiples propriétés autour de la papeterie d'Odet (Kerho, Quillihouarn...), René II rencontre des résistances. Ainsi, Louis Marie Barré, de Pen ar Garn, s'oppose à l'acquisition des terrains de Pen ar Garn, situés près de Keranna. De son côté, Jean-Louis Le Ster, du Cresquer, en Briec, s'oppose, malgré les indemnités qui lui sont accordées, au relèvement de sa prise d'eau qui provoque des inondations et submersions dans ses prairies. Une enquête publique a lieu en 1923 : très suivie, elle comporte 89 pièces administratives et aboutira à la construction de l'écluse d'Odet, qui a fonctionné jusqu'à la fermeture de l'usine en 1983. En 1929, c'est René Bolloré, cette fois, qui s'oppose à la construction d'un barrage dans le Stangala (dossier à consulter dans les archives d'Arkae) sur la rivière Odet pour la production d'électricité : "mes décantoirs et les terrains d'épandage seraient submergés d'un bout à l'autre de l'année".
Paternalisme teinté de religion
À l'instar des patrons du XIXe et du début du XXe siècle, René II Bolloré s'inscrit dans une tradition de paternalisme industriel, mélangé de religion. La volonté d'assurer au mieux la vie sociale des ouvriers est contrebalancée par un certain autoritarisme dans le cadre du travail en usine. La politique salariale de Bolloré elle-même est placée sous le signe du catholicisme social (caisse de retraite, égalité salariale hommes-femmes...). Par ailleurs, aucun document ne l'atteste, mais on peut imaginer que ce cadre moral ait pesé sur les employés et ouvriers, notamment en ce qui concerne la pratique religieuse et le placement des enfants dans les écoles.
Activisme religieux
Dans la période d'opulence que connaît la papeterie, René II interviendra fortement dans ce qui touche au domaine religieux. Son engagement pour l'enseignement catholique est conséquent après la séparation de l'Église et de l'État en 1905. En 1907, il achète le Likès (lycée de Quimper), tenu par les frères des Écoles chrétiennes, et loue à l'évêché pour l'installation du petit séminaire. Il construit des écoles chrétiennes à Lestonan en 1928-29. En 1922, il fait reconstruire la chapelle Saint-René à Odet ; en 1925, il fait construire celle de Cascadec, à Scaër. Des messes y sont dites régulièrement pour l'usine. Un prêtre résidera à Odet dans "la maison du curé" de 1929 à 1968. Quatre prêtres ont été nommés par l'évêque "vicaires à Odet" de 1929 à 1968 : Auguste Hanras, Yves Le Goff, Jean Corre et Jean-Marie Breton. L'abbé Louis Le Gall, vicaire de 1913 à 1927, qui résidait au presbytère du bourg d'Ergué-Gabéric, jette les bases des Paotred Dispount et des activités autour du patronage de Keranna. Dans les années 1960, sous une autre direction, une page importante sera tournée à Odet : la population ouvrière demandera que la pratique religieuse soit dissociée du lieu de travail et réalisée en dehors du périmètre de la papeterie. C'est ainsi que sera construite la chapelle de Keranna (Sainte-Anne), sur un terrain donné par la famille Bolloré à la paroisse d'Ergué-Gabéric. Elle ouvrira en 1968.
Décès et succession
René II décède le 16 janvier 1935 à 49 ans. Il fut convenu qu'aucun des fils Bolloré n'était en mesure d'assurer seul la direction des usines. René Bolloré, alors âgé de 24 ans, sera aux commandes, mais en second. C'est son oncle, Gaston Thubé, qui va vraiment tenir la barre.
Source : d'après Pierre Faucher, La papeterie d'Odet, 2018, classeur disponible au local de l'association Arkae.