En hommage à Jean Le Corre

En hommage à Jean Le Corre

 

Jean Le Corre est né le 15 août 1920 à Ergué-Gabéric. Sa famille habite au Bourg, en face de ce qui est alors la mairie et l’École publique des filles (actuel Centre Déguignet) ; le père artisan-maçon et la mère dirigeant un atelier de confection d’habits bretons qui emploie plusieurs couturières. Il est l’aîné d’un frère, Pierre, et d’une sœur, Louise.
 
En 1932, il est élève boursier à l’École primaire supérieure de Concarneau. Jean se fait rapidement connaître sur les terrains de football ; c’est un attaquant particulièrement doué. En 1937, il signe pour la première fois aux « Paotred Dispount » : dans sa saison, il marque 69 buts… et il est happé par le Stade quimpérois ; il y atteindra le plus haut niveau amateur national de l’époque.
 
Il a terminé ses études en 1939 et vient d’avoir 19 ans quand il se fait embaucher, le 20 août 1939, à la Direction des services agricoles, rue de Douarnenez, à Quimper. Soit juste une dizaine de jours avant la déclaration de guerre entre la France et l’Allemagne.
 
Pendant l’Occupation, son administration s’est trouvée réorientée pour satisfaire au ravitaillement des troupes allemandes en organisant les réquisitions exigées. Mais Jean peut circuler dans le département. Sa position le met en état d’observer ce qui se passe.
 
Au Bourg d’Ergué, il retrouve le groupe de copains animé par Fañch Balès, son voisin immédiat, jeune boulanger, qui est en liaison avec la Résistance en la personne de Madame Le Bail, de Plozévet… Ce qui aboutit, le 14 janvier 1944, à la participation de quatre d’entre eux au « Coup du STO » avec une autre équipe de Quimpérois.
 
De là, la prison (quatre mois et demi  à Quimper, deux mois entre Rennes et Compiègne), puis le camp de Neuengamme et ses détachements en « kommandos », enfin celui de Buchenwald. Libération le 11 avril 1945 et arrivée en gare de Quimper le 12 mai suivant.
 
Pierre Tanguy, maire d’Ergué-Gabéric, recrute Jean Le Corre à compter du 1er juin 1945 pour seconder Louis Barré, qui se trouve seul au secrétariat de la mairie après la démission de François Lennon. Jean travaille selon un horaire aménagé ; il n’a que la route à traverser pour regagner son travail. Il y restera pendant quatre ans et demi, jusqu’au 28 février 1950.
 
Entre-temps, il a épousé Georgette le 12 février 1947 ; ils auront trois enfants et habiteront à Quimper. Jean travaille alors comme représentant de commerce pour le bâtiment et l’équipement automobile. Georgette et lui se retireront à Saint-Évarzec en 2012.
 
Jean Le Corre a vécu un retour difficile dans le monde ordinaire : unique déporté de la commune, désemparé parmi les anciens prisonniers de guerre, qui avaient tous de quoi raconter, mais ne comprenaient pas ce que lui leur disait ; soupçonné d’en rajouter par ceux qui s’étonnaient de sa réussite au Stade quimpérois, où il avait retrouvé toute sa place ; poursuivi par l’idée que le groupe avait été trahi, victime d’une dénonciation restée anonyme ; desservi par le fait d’avoir été le premier arrêté après le coup du STO, dès le 17 janvier 1944. 
 
Jean Le Corre apportait le trouble dans ce monde qui ne voulait que savourer une tranquillité retrouvée. C’est l’histoire de beaucoup de déportés qui ont pu rentrer chez eux… « Ce n’est pas vrai, ce que tu racontes ».
 
Jean Le Corre ne s’est jamais pris pour un héros. Selon lui, en 1944-45, les évènements s’enchaînaient. Il les a vécus jour par jour, heure par heure. Chaque jour, trouver de quoi manger, se ménager, durer. Il avait quelques atouts : avoir appris à manier la pelle et la pioche, sans se fatiguer inutilement, comme le lui avait montré son père avec qui il travaillait l’été sur les chantiers. Chaque jour oser, ruser : la vivacité et le sens de la feinte qu’il trouvait sur le terrain de foot, il lui fallait y recourir dans les situations inédites au camp ou en « kommando » ; il lui fallait faire appel à l’instinct de conservation, tel celui du gibier qu’il avait déjà observé à la chasse dans la campagne d’Ergué-Gabéric. D’après lui, c’était aussi simple que ça. Mais cela s’appelle la résistance. Ce fut la sienne de janvier 1944 à avril 1945.
Et il trouvait complètement dérisoire la course aux décorations de certains. Pas de drapeaux autour de son cercueil. Ni même sa Légion d’honneur.
 
 
François Ac'h
 
 
Keleier Arkae n°93 - Mai 2016

Le bourg d'Ergué dans les années 1930

Le bourg d'Ergué dans les années 1930 par Jean Thomas

Jean Thomas est né à Ergué-Gabéric le 17 mai 1929. Ses parents, Jean-Louis Thomas et Catherine Le Grand ont de multiples activités au Bourg : un atelier de menuiserie-ébénisterie, une fonction de fossoyeur, des commerces divers : quincaillerie, épicerie, bistrot, salle de bal, repas de fêtes… un univers où il a grandi et observé. Il devient par la suite instituteur public et enseigne surtout à Carhaix, en tant que professeur de collège. Jean a rédigé entre 1990 et 2000 ses souvenirs correspondant aux dix premières années de sa vie. Voici des extraits de son texte intitulé Gosse de village, où il rend compte de ses observations sur la vie du Bourg d’Ergué-Gabéric dans les années d’avant-guerre.
Jean est décédé en janvier 2010.
 
 
Je n’allais pas encore à l’école, que je trottais librement à travers le Bourg à la découverte de ses secrets et à l’affût de l’évènement, qui était rarissime.
 
 
Les routes autour du Bourg
 
La route de Pont-Banal, qui mène à Lestonan, et la route de Pennarun, qui mène à Quimper, sont les seules routes qui desservent le Bourg, mais elles ne sont qu’empierrées. La route de Kergaradec, qui passe devant l’école des Sœurs, la route de Boden, qui passe devant l’école des garçons, et la route du bas du Bourg ne sont que des voies charretières de desserte des champs, à peine utilisables à cause de leur dénivelé (des « garn »). 
Le route de Kernevez fut faite en 1935, et j’ai souvenir de Yann Keraval et de son fils Louis, avec leur cheval « Pichard » remontant les wagonnets vides, dont le chargement servait à combler la vallée du Douric. J’ai passé des heures à observer leur manège et le travail pénible des piocheurs et des pelleteurs. Cette route libérera une place devant l’école. Après leur journée, les enfants du Bourg allaient s’amuser sur le chantier à rouler les wagonnets sur leurs rails.
La route du Reunic, qui nécessita moins de terrassement, ne fut réalisée qu’en 1937-38. Pour la vallée du Jet, il fallut attendre 1947.
La route de Coray était la seule goudronnée de la commune. Elle fut bitumée en 1935-36 par une équipe de Sarrois, qui furent soupçonnés d’être des éléments de la « 5e colonne » (espionnage allemand). Déjà des bruits de bottes résonnaient Outre-Rhin.
 
 
Eaux de pluie
 
Il n’était  pas question de tout-à-l’égoût ni de trottoirs. Deux fossés longeaient les rues, avec des caniveaux pour les traversées de route. Les jours d’orage ou de fortes pluies étaient une aubaine pour les enfants. Nous jetions des bouchons, des morceaux de bois, des boîtes vides dans les torrents, qui dévalaient les rues. Nous attendions leur sortie des passages souterrains et, invariablement, après la traversée des WC publics, qui existaient déjà à l’emplacement actuel, les torrents nous menaient au Liors Poul Goaec (le verger de Pennarun), où se formait un ruisseau sur lequel nous établissions des barrages avec des mottes de terre et d’herbe, derrière lesquels, avec des goulots de bouteille récupérés dans la décharge [située] derrière les WC, nous établissions des déversoirs qui faisaient tourner des moulins à quatre pâles, que nous fabriquions avec des branches de noisetiers.
[...] Au retour, l’accueil maternel n’était pas triomphal. Immanquablement, une magistrale fessée calmait la colère de Maman, mais immanquablement le fils remettait cela à chaque occasion.
 
 
Les points d’eau
 
La fontaine du bas du Bourg était le seul point d’eau public. Les puits particuliers à margelle étaient nombreux. On puisait l’eau au moyen d’un seau attaché à une chaîne actionnée par une poulie. Le puits de l’École des filles existe encore en l’état. Celui de derrière le restaurant La Capitale servait à toutes les familles de ce secteur. Celui de la cour Troalen est aujourd’hui supprimé, ainsi que ceux de Marik Mahé (anciennement Feunteun), de Per Rouz, de Poupon, de l’école des filles, de l’école des sœurs, de Lennon (anciennement pharmacie), de Thomas (sous le petit immeuble), de Le Moigne, de l’école des garçons avec sa pompe à godets (très moderne pour cette époque), de la venelle de la mairie où, enfants, nous sautions du talus Le Moigne sur la margelle, au risque d’y tomber, au désespoir des voisines qui nous réprimandaient. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de celui du presbytère, ni de celui de Marie-Anne Ar C’hroêk dans la « Garn ar groas » qui attirait par son emplacement mystérieux dans l’obscurité, au pied de l’escalier.
Dans le sous-sol de la boulangerie Biannic (plus tard la bibliothèque), le meilleur puits du Bourg, au débit intarissable, déversait son trop plein dans le réseau des eaux pluviales. Existe-t-il encore actuellement ? 
Dans ma jeunesse, je me suis désaltéré à tous ces points d’eau. Quant à la source qui jaillissait dans le vieux chemin, dans la montée de Coat Chapel, c’est à elle qu’on s’approvisionnait pour la fabrication de l’eau bénite, à cause de sa pureté.
 
 
Les animaux domestiques
 
Les chiens divaguaient dans les rues ; ils ne connaissaient ni la laisse ni le chenil : berger, setter, ratier, épagneul ou plus souvent bâtard, connus de tous les habitants ; on les rabrouait, les chassait ou les caressait selon notre humeur. Ils étaient les amis de tous, mais n’avaient qu’un maître. Leurs attroupements  et leurs accolements lors des périodes de rut, dites « missions » n’offusquaient personne. Si le propriétaire voulait préserver la vertu de sa chienne, il l’enfermait. Et pour décourager un prétendant trop assidu, la solution consistait à lui attacher une vieille casserole à la queue : épouvanté, il rejoignait ses pénates et ne se risquait plus dans les parages. […]
Quant aux chats, chaque famille en possédait un pour la chasse aux souris, qui fréquentaient alors les maisons. Mais ce n’est pas du haut des balcons qu’ils lorgnaient leurs partenaires. Ils étaient libres le jour. Et la nuit, on les mettait hors des demeures. Discrètes créatures, elles ne signalaient leur présence que par des miaulements lugubres lors des combats de matous et des accouplements. […]
La présence de nombreux chiens et chats n’importunait personne.
 
 
Les animaux d’élevage
 
Les quatre cultivateurs du Bourg avaient d’autres soucis avec leur bétail et leurs volailles.
Le recteur élevait des poules et des lapins, en plus d’une vache qui pâturait un pré communal au bas du Bourg, appelé « Foënnec ar person », où on accédait facilement du presbytère. La dispersion et le mélange des champs autour du village imposait à chaque éleveur de traverser le Bourg avec son troupeau.Chaque matin, Fañch Lennon, le bistrotier, Per Rouz, de Plas an Intron, Lannig Troalen, le buraliste-fermier, et Pierre Le Grand, remplacé plus tard par Hervé Feunteun, menaient leurs vaches et leurs chevaux aux champs. Marie-Anne Ar C’hroëk ne possédait que des vaches.
Au rythme des bêtes (les chevaux étaient tenus par la bride), chaque troupeau rejoignait sa pâture, qui variait d’un mois à l’autre : au Pont-Banal, au Douric Piriou, à Minez ar Vorch, à Kergaradec, à Carn ar Gosquer, déposant de temps en temps une bouse éclaboussante qui s’étalait en galette sur la route, ou un crottin chaud en pelote. Le même manège recommençait chaque soir pour le retour.
Ces déjections faisaient le bonheur d’Eugène Piriou, l’éboueur du Bourg. Avec un vieux landau transformé en carriole, muni d’une pelle et d’un balai de genêt, il ramassait bouses et crottins. Et mal venu aurait été celui qui lui aurait volé sa place et son butin, qui servait de fumure au petit jardin que son père entretenait devant chez lui, place Fañch Balès. Béret rond vissé sur la tête, veste noire, attitude digne et toujours maugréant, il prenait son rôle au sérieux. [...] Il n’était pas rare de voir une poule gloussante et ses poussins déambuler sur la route. Les porcs s’échappaient parfois de la cour et s’aventuraient dans le Bourg. Et l’on entendait Louise Coïc, Rine Rouz ou Marie Jeanne Feunteun rameuter sa bête égarée…
 
 
 
 
L’automobile
 
Le parc automobile local comptait seulement quatre voitures au Bourg : la 201 Peugeot de l’instituteur Autret, la Citroën Rosalie en forme de bateau bâché, d’Hervé Le Roux, le maraîcher qui livrait chaque jour des légumes frais aux Halles de Quimper, la C4 du boulanger Biannic et la fourgonnette du boulanger Balès. Longtemps, le vieux Lors Rocuet, beau-père de Biannic, assura la livraison du pain et de l’épicerie dans les fermes au moyen d’un char à banc bâché tiré par un cheval blanc. Sa silhouette est restée gravée dans ma mémoire. Jean Balès avait des dépôts à Kerdevot, Saint-André, Drohen et Hostalidi. Déjà la concurrence existait.
 
 
Foires et marchés à Quimper
 
Le mercredi et le samedi étaient jours de marché et de foire à Quimper. Le car de Jean Marie Tanguy, d’Elliant, assurait le service régulier ces jours-là. Il arrivait par Saint-Joachim (la route du Reunic n’existait pas encore) et klaxonnait dans la pente de Pont-Banal pour signaler son arrivée. Les gamins s’écriaient en breton : « Tangi-Tangoche, lakit ar c’hi ba loch », ce qui se traduit par « Tanguy-Tangoche, mettez le chien dans la niche ».
Rarement, les enfants accompagnaient la maman au marché, sauf pour les achats vestimentaires les concernant. Le car stationnait toujours au Pont Firmin. Le soir, au retour, il rentrait très chargé ; les personnes sortaient d’abord, puis on descendait les colis. Les enfants s’attroupaient autour du car, impatients de découvrir la friandise que la maman ramenait pour sa progéniture. J’étais toujours satisfait de mes gâteaux et de mes bonbons ou du cadeau, mais j’enviais toujours ceux des enfants Heydon, dont la maman était très généreuse. Le car repartait, et à la semaine prochaine !
Beaucoup de paysans ne prenaient pas le car ; ils allaient à la foire en char à banc ou en charrette, suivant la bête qu’ils avaient à vendre. Le beurre baratté le vendredi soir et les œufs étaient placés dans de larges paniers plats en osier ; les têtes des poulets aux pattes liées et des lapins sortaient des sacoches. Le char à banc suffisait pour la patronne et le patron. Pour les porcs et porcelets, on glissait la caisse à claire voie dans la charrette. Si l’on vendait une bête à cornes (vache ou taureau), il fallait être à deux et moucher le taureau. Le premier tirait la bête, le deuxième la piquait par derrière. Il fallait encore régler l’octroi, ce qui prenait du temps. La journée se passait à la foire. Encore fallait-il  ne pas revenir avec la bête invendue.
Et le soir, le défilé des chars à banc et des charrettes reprenait, mais au retour, on s’arrêtait dans les épiceries du Bourg pour faire les provisions alimentaires. Les chars à banc-cabriolets et les tilburys à grandes roues furent assez vite remplacés par des chars à banc à pneus. Un attelage sortait de l’ordinaire par sa vitesse et son élégance : celui de Louis Lézounach, tiré par un pur sang appelé « Chimir ».
 
 
 
Le dimanche
 
Mais le grand jour d’animation du Bourg était le dimanche matin, le jour de la religion, le jour du Seigneur. Chaque paroissien se faisait un devoir, et c’était une obligation vis-à-vis de l’Eglise d’assister à au moins une messe chaque semaine.
Dans les fermes, qui employaient à l’époque beaucoup de personnel, on organisait le service de façon que chacun puisse se rendre à l’office. Les premiers venaient à la première messe et rentraient remplacer les suivants, et ainsi de suite, pour ne pas perturber le travail quotidien.
Trois sonneries de cloches, espacées de 5 en 5 minutes, rappelaient aux ouailles qu’il était temps de rejoindre l’église. Entre chaque messe, le prêtre récitait des services pour le souvenir des défunts, services de huitaine, services anniversaires qui remplissaient la nef.
Les vêpres, qui avaient lieu le dimanche après-midi, n’attiraient la foule qu’aux grandes fêtes religieuses : Pâques, Fête-Dieu, communions… [...]
Ainsi, tous les dimanches, des groupes de fidèles rejoignaient le Bourg, qui à pied, qui en char à banc, qui, plus tard, à bicyclette, lorsque ce moyen de locomotion se vulgarisa, tous endimanchés, en coiffe et chapeau, en tablier et en « chupenn » brodé, chaussés au départ de la ferme en « boutou coat » pour affronter les chemins boueux, « boutou coat » que l’on quittait pour des « boutou ler » à l’approche du Bourg. [...]
Après la messe, on se rendait au cimetière prier sur les tombes des défunts.
Ces rendez-vous du dimanche matin étaient l’occasion, de rencontres, de retrouvailles, de conversations entre amis, parentés ou nouveaux paroissiens dans les commerces du Bourg.
Les jeunes gens et les jeunes filles préparaient les sorties de l’après-midi. Dans les cafés, les tablées se formaient : les femmes prenaient un café en dégustant une pâtisserie (chaussons aux pommes, palmiers, allumettes, madeleines, gaufres, feuilles de laurier, croûtes à thé). Les hommes, au comptoir, devisaient devant un rouge-limonade ou un rouge-vichy. Pâtisseries et boissons n’étaient pas très variées.
Tandis que les femmes faisaient leurs courses dans les épiceries, les hommes profitaient pour faire réparer les vélos. Mon père occupait, avec un ouvrier, toute sa matinée à changer des pneus dans son atelier, réparer des freins, refaire des roues libres ou bricoler.
Après le départ des clients, nous déjeunions vers 13 heures. [...]
 
 
La fête du Bourg
 
Pour animer le petit Bourg et compenser la tristesse du pardon officiel, qui avait lieu le premier dimanche de novembre, les commerçants organisaient sur un dimanche après-midi en juillet-août la « Fête du Bourg » : courses à pied pour jeunes, adultes et vieux, qui se déroulaient alternativement avec départ et arrivée devant les différents cafés, avec, pour récompenses pour les vainqueurs, des paquets de tabac et cigarettes, des mouchoirs, des bouteilles.
 
Quelques compétitions étaient très humoristiques : dans la course à l’œuf, il fallait faire le parcours avec un œuf placé dans une cueillere tenue entre les dents ; la course à la brouette consistait à transporter un partenaire sur un tour de l’ancien cimetière. Dans la course en sac, le concurrent se glissait dans un sac qui entravait ses jambes, provoquant d’innombrables chutes.
 
Mais le clou de la fête était incontestablement la course cycliste, où brillaient les vedettes locales : Jean Philippe, de Stang Venn, connu sur le plan national, Yvon Caradec, de Stang Kerellou, Cosquéric, de Kerdilès, Louis Mahé, de Kerdévot, Jean-Louis Pétillon, de Meil Faou, Kerouédan, de Lestonan.
 
La soirée se terminait par un bal public, salle Balès ou salle Thomas.
 
Une année, pour sceller l’entente du comité des fêtes, une sortie en car emmenait quelques semaines plus tard les commerçants et leurs familles à Saint-Nic, Tal-ar-Groas, Crozon et Morgat. Ce fut mon premier repas au restaurant à Pentrez et le vrai premier bain dont j’ai souvenance. Quelle journée mémorable !
 
 
Keleier Arkae n°93 - Mai 2016

Trésors d'archives > Patrimoine religieux > Quand le vieux cantique de Kerdévot servait à la propagande royaliste

Quand le vieux cantique de Kerdévot servait à la propagande royaliste ! 

 

 

 

 

On ne connaissait le vieux cantique de Kerdévot que par la version éditée par l’abbé Favé dans le Bulletin de la Société archéologique de 1891. Il était déjà cité dans la Bibliographie des traditions et de la littérature populaire de Gaidoz et Sébillot en 1881. Depuis le 5e centenaire de la chapelle de Kerdévot, nous cherchions l’original de ce précieux document. C’est fait ! Grâce à son réseau de relations et d’amitié avec les chercheurs bretons, Arkae a réussi à retrouver l’original du vieux cantique. 

 

 
Mieux : nous avons fait d’une pierre deux coups, puisque nous avons trouvé une version du XIXe siècle du même cantique, rajeuni dans son orthographe et son lexique. L’ancien cantique de 1712 était truffé de mots français, car il était bien vu, à cette époque, de montrer son érudition. Celui du XIXe est plus conforme à la langue classique.
 
Le cantique est suivi d’une exhortation peu banale : l’auteur anonyme développe un vibrant plaidoyer royaliste : « Dre ar werz-mañ e welomp, e oa karet ar Roue gant hon tud kozh hag a bedent evitañ pa oa trubuilhet. Ni Bretoned, o bugale vihan a dlefe ivez karet Henri V ha pediñ ma teuy a-berzh Doue, da zegas d’hor bro, ar Frans, ar peoc’h hag an urzh vat, e-lec’h an dizurzhioù-mañ hon deus da c’houzañv a-berzh ar Republik fallakr. » 
Traduisez : « Par cette complainte, on voit que nos ancêtres aimaient le Roi et le priaient quand il était en mauvaise situation. Nous, Bretons, leurs petits enfants, nous devrions aussi aimer Henri V et prier qu’il vienne au nom de Dieu apporter à notre pays, la France, la paix et l’ordre au lieu des désordres actuels qu’on doit supporter de la part de la République scélérate. »
 
L’auteur fait allusion à la deuxième strophe du vieux cantique de 1712 :
« Biscoas, Christenien, sioas ! n’hor boa brassoc’h ezom
Da supplia hor Salver hac ar Verc’hes e Vam,
Da rei ar c’hraç d’hon Roue da veza victorius
Var e oll ennemiet, adversouryen Jesus. »
On traduira ainsi : 
« Jamais, chrétiens, hélas, nous n’avions eu besoin
De supplier notre Sauveur et la Vierge, sa mère,
De donner la grâce à notre Roi d’être victorieux,
Sur tous ses ennemis, adversaires de Jésus. »
Il s’agit ici de Louis XIV en lutte contre les Pays-Bas protestants.
 
En 1871, le contexte est tout autre. La défaite de Sedan en 1870 marque la fin du Second Empire. Les élections du 28 janvier 1871 donnent une chambre aux deux tiers monarchistes. Mais ceux-ci ne font pas immédiatement appel au Comte de Chambord pour éviter de lui faire endosser la défaite, car les Allemands occupent toujours une partie de la France. Le 8 juin 1871, le prince est autorisé à rentrer en France. Les monarchistes sont divisés en deux camps : les Orléanistes et les Légitimistes. Le Comte de Chambord accepte la fusion des deux camps. Le futur Henri V impose cependant une condition : le retour du drapeau blanc. La négociation n’aboutit pas, le Comte de Chambord renonce au trône et repart en exil.
 
A l’automne 1873, il revient à Versailles, conforté par une commission parlementaire chargée de restaurer la monarchie. Mais Mac-Mahon, chef de l’Etat, refuse toute entrevue et fait voter le septennat. La République s’installe en France.
Le Comte de Chambord meurt en exil en 1883.
 
On peut donc dater la réédition du Kantik Kozh Kerzevot aux années 1871-1873. L’éditeur, le propagandiste Arsène de Kerangal, utilise clairement le cantique comme propagande pour le prétendant au trône. 
 

 

Dossier (textes et photos) réalisé par Bernez Rouz - Keleier 84 - octobre 2014

 

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Trésors d'archives > Guerres > 1945 : Fête de l'armistice à Kerdévot

Le 7-8 mai 1945 L'armistice fété à Kerdévot

 

Nous sommes en 1945, au mois de mai. C'est la semaine de l’Ascension. Depuis le Ve siècle, l’Eglise a établi une procession solennelle de pénitence, les Rogations, pendant les trois jours qui précèdent cette fête.
En réalité, à cette époque de l’année, c’était l’occasion de prier pour l’abondance des récoltes.
Dans les jours qui ont suivi,  Gustave Guéguen, recteur de la paroisse a noté dans son Journal :
 
« 7 mai 1945 : Rogations. Le lundi à Saint-Guénolé. Foule nombreuse grossissant au fur et à mesure que l’on approchait de la chapelle : une bonne douzaine d’hommes.
 
8 mai 1945 à Kerdévot. Fort peu de monde : une demi-douzaine d’hommes, une trentaine de femmes dont trois ont suivi la procession depuis le Bourg. M. le Recteur s’est plaint des déprédations organisées à la chapelle. On enlève cierges, clochettes, chandeliers détériorés, etc.  A l’issue de la messe on a appris que le battant d’une des cloches a été enlevé par la sonnerie brutale de la veille au soir, fausse alerte d’armistice.
 
8 mai 1945 à 15h (au Bourg) l’on a sonné le carillon de la victoire pendant 1 heure. Chanté le "Te Deum" devant les enfants des écoles et une assistance d’adultes restreinte.
Quelques protestations quand on a fait cesser les sonneries. Des enfants se sont amusés durant toute la soirée à tinter les cloches en montant à leur risque et péril sur la tour. Nuit très calme contrairement aux pronostics. »

Voici le calendrier de la semaine qui allait suivre, tel qu’annoncé par les prêtres de la paroisse d’Ergué-Gabéric aux messes du dimanche 6 mai 1945 :
  • Demain lundi 7 mai, Rogations : départ de la procession du Bourg pour Saint-Guénolé à 7h1/2.
  • Mardi 8 mai, départ de la procession pour Kerdévot à la même heure.
  • Mercredi 9 mai, procession autour du Bourg à 7h1/2.
  • Jeudi 10 mai, Jeudi de l’Ascension…

Raymond Lozach se souvient.

Il allait avoir 12 ans en Juin. Ses parents habitaient à cette époque, à Ménez-Kerdévot, au bord de la route, une jolie maison basse en pierres. Quelques mètres plus loin, vivait la famille du bedeau de Kerdévot, Yann Le Moigne .

Hervé Lozach et Marianne, sa femme, travaillaient courageusement leurs trois hectares de terre, élevant deux ou trois vaches et quelques cochons, cultivant des petits pois et des haricots verts dont la famille assurait la cueillette. Ils faisaient des « journées » pour les travaux difficiles, dans les fermes alentour.

La ferme de Mézanlès était exploitée par Joseph Le Roux et Marie, sa femme. Il était le frère de Louis Le Roux, de Lézouanac’h (Chroniques de Guerre 1914-1918). Il était lui aussi très bon cavalier. Il lui est arrivé de faire franchir une barrière à son étalon, oubliant la herse à laquelle celui-ci était attelé !!! Joseph était très bricoleur et très astucieux. Il faisait son électricité à partir du ruisseau dans la prairie. En plus d’avoir de la lumière, cela lui permettait d’avoir un poste de radio, la T.S.F. comme on disait, et d’écouter Radio-Londres : « Radio-Paris ment. Radio-Paris est Allemand »…

  • C’est le 7 mai 1945, à 2h.40 du matin, qu’a été signé à Reims, au Q.G. d’Eisenhower, l’acte de la reddition sans conditions de l’Armée Allemande : la fin des hostilités était fixée au 8 mai, à 23h.01.
  • Staline considérant que la signature du 7 mai ne valait que pour la zone occupée par les anglo-allemands, fit signer à Berlin, le 9 mai, à 0h28, une autre capitulation valant pour la zone soviétique.
  • Mais c’est le 8 mai, à 15 heures, que le Général De Gaulle avait fait à la radio l’annonce de la fin des combats.

Raymond raconte :

C’était le soir du 7 mai, après souper. Mon père suivait avec grand intérêt l’avance des Alliés, sur une carte d’Europe, fixée au mur de la cuisine. Jos ar Maner (Joseph Le Roux, du manoir de Mézanlès) venait régulièrement discuter de ce qu’il avait entendu à la radio et ainsi renseigner la carte.
Ce jour-là, tout excité, il nous a appris la nouvelle tant espérée, que l’Armistice était signé. Il n’était pas seul mais j’ai oublié qui l’accompagnait. Quelqu’un a lancé : « Et si on allait à Kerdévot ! » On était habillé « en tous les jours » (c’est-à-dire en tenue de travail). Ma mère a voulu se changer mais nous sommes partis sans l’attendre.

A Kerdévot, on a sonné les cloches. Du coup, les gens des environs sont arrivés. Ils se sont rassemblés pour consommer au bistrot de Mme Nédélec. Celle-ci a débouché le baril de Cap Corse qu’elle réservait pour la fin de la guerre et le retour de son mari, François, prisonnier des Allemands.

Moi, je faisais la navette entre la chapelle et le bistrot ! Je réclamais des sous à mon père pour acheter une bouteille de limonade. Il ne comprenait pas ce que je voulais, et me tendait son verre à chaque fois… plusieurs fois… J’ai fini par avoir ma limonade mais il était bien minuit !

Comme on n’avait pas de drapeau tricolore à brandir, on a pris dans la chapelle trois bannières (pas les grandes !) pour les accrocher au clocher, face à l’Ouest : deux au niveau de la balustrade et, la troisième, Pierrot Bohars (Pierrot Le Roux) l’a fixée sur la flèche, plus haut que les pinacles. Les cierges éclairaient les coins du balcon. On se relayait pour sonner les cloches, jusque tard dans la nuit, tant et si bien que la poutre qui soutenait la grosse cloche s’est déboîtée du mur. Il a donc fallu arrêter de carillonner !

Vers 1 h ou 2 h du matin, Mme Nédélec a commencé à regarder l’heure et à manifester l’intention de fermer. Chacun est reparti vers sa maison. Les bannières de la balustarde, les cierges et les chandeliers avaient été rentrés dans la chapelle mais pas remis à leur place. Je me rappelle avoir laissé ma bouteille de limonade dans un confessionnal !

Le mardi 8 mai, au matin, après l’office, Gustave, contrarié par le désordre mis dans la chapelle, a grondé Mme Nédélec. Elle n’aurait pas dû donner les clefs ! Il a exigé qu’elle décroche la bannière du clocher ! Elle est donc venue me voir, et moi, je suis allé chercher Pierrot. Il ne se sentait plus aussi à l’aise pour grimper si haut. Alors nous avons pris un café pour nous ravigoter !

Puis nous sommes montés jusqu’aux cloches. Pierrot a dû escalader la flèche et nous avons récupéré la dernière bannière.  

Si on reprend le journal du Recteur, il parle de « fausse alerte d’armistice ». Mais la capitulation de l’Armée Allemande avait été signée le 7 mai 1945 à 2 h 40 du matin à Reims. Les journalistes s’en étaient fait l’écho, propageant la nouvelle sur les ondes. C’est ainsi que l’Armistice de 1945 fut fêté bruyamment et joyeusement arrosé à Kerdévot, le lundi 7 mai 1945 ! A 15 h, le 8 mai 1945, le Général de Gaulle annonçait officiellement la fin des combats. Les cloches sonnaient à l’église du Bourg. Celles de Kerdévot avaient déjà fêté l’évènement et … n’en pouvaient plus !

Raymond et Suzanne Lozach

Epilogue

Il peut paraître quelque peu osé de mettre ainsi en parallèle deux évènements qui ont bien eu lieu à Kerdévot, à moins de trois ans près, mais suivant une signification différente.
Et pourtant, c’est ce même retournement de situation qui eut lieu dans toute la France. Le 26 avril 1944, Pétain était encore acclamé à Paris, où les bombardements alliés venaient de faire plus de 3000 victimes en 15 jours, et 4 mois après, le 26 août, c’est le Général De Gaulle qui y recevait le triomphe du libérateur. Pétain déclanchait encore la liesse de la foule à Lyon le 5 juin et à Saint-Etienne le 6 juin 1944. Ces deux villes fêteront sans retenue leur libération le 4 septembre et le 25 août suivants.
Versatilité des Français ? Non assurément. La population s’est trouvée livrée à des attitudes ambivalentes, enfermée dans l’attentisme, coincée entre la peur et l’espoir, d’où des comportements qui peuvent paraître contradictoires, y compris chez les mêmes individus. Il faut admettre la complexité des situations. Mais en même temps il faut reconnaître que certains Français ont été plus lucides, plus courageux que d’autres.

F.A.

 


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Fric-frac à Kerdévot en 1773

Jean-François Douguet

 

Bernez Rouz : Le vol de 1773 à Kerdévot était connu des Gabéricois et nous l'avions signalé dans le Livre d’Or du cinquième centenaire. Mais il n’avait jamais été étudié.

Jean-François Douguet a dépouillé le dossier judiciaire de cette affaire qui met en cause un jeune homme de Coat Piriou. Cette étude est un travail considérable de précision et de rigueur historique. La synthèse que Jean-François nous donne de près de huit cents pages de procédure est un modèle du genre. Il fait vivre le petit peuple des campagnes - nos ancêtres - à travers les témoignages que contient le dossier des archives départementales. On voit ainsi apparaître les Mahé de Kerdévot, les Kernevez de Kerveilh, les Le Berre de Trolan, les Le Bihan de Kerampeillet, les Caugant de l'auberge de Ty-Nevez et bien sûr le recteur Clet Delécluse.

Notre Gabéricois, Guenel Le Pape, est venu publier ses bans de mariage. Sa fiancée dira qu'il aurait mieux fait de venir seul et non avec des petits voyous de Brest. On les retrouve à faire les cents coups aux Carmes à Pont l'abbé, chez les Kermorial à Plonéour-Lanvern, au château et Keroual près de Brest, tout ceci entrecoupé de libations dans les auberges de Quimper, de Brest et d'Ergué. Bref des voleurs peu discrets.

Note : nous vous signalons que malgré la difficulté de la lecture, la graphie d'origine a été conservée.

 

Le vendredi 22 octobre 1773 au matin, la petite Marie Jeanne, 4 ans, se présente devant son père, sur le placître de la chapelle de Kerdévot, une barre de fer à la main. Et quand, intrigué, il lui demande d’où elle tient cet objet, elle le mène au pied de la sacristie. C’est ainsi que Joseph Mahé découvre une fenêtre fracturée.

Des traces de pas…

Dossier des vold de Kerdevot Sans plus attendre, il part au bourg, alerter le curé, Clet Delécluse. Celui-ci arrive dans l’après-midi, et constate les dégâts : les trois armoires situées dans la sacristie ont été fracturées, et tout l’argent de la fabrique qu’elles contenaient a été volé. Le recteur fait alors sonner le tocsin pour alerter le voisinage, et commence son enquête. Il remarque des traces de pas, de trois personnes différentes : « un portant un soulier garnis de huit clous a du cassé l’un des tallons, l’autre sans clou, le troisième enfin ayant un gros soulier dans le gouts d’un porte chaise ». Il entreprend de suivre ces traces, qui le mènent jusqu’à la chapelle Saint-Jean, puis jusqu’à un cabaret, à Ty Néves, sur la route de Coray... Mais là s’arrêtent les traces... et l’enquête du recteur.

Elle est reprise par Michel Bobet, sieur de Lanhuron, conseiller du Roy et son lieutenant civil et criminel au siège de Quimper, qui arrive sur les lieux de l’effraction deux jours plus tard, le 24 octobre, en compagnie de Jacques Boucher et Jean-Marie Cozan, « serrurier et ménuizier », afin d’expertise. Il rencontre tout d’abord Mathias Kneves, de Kraveil, « marguilier actuel de la chapelle », qui le conduit sur les lieux de l’effraction : « ...ayant entrés dans la ditte eglise, et après y avoir adoré le tres saint sacrement, il nous a fait passer dans la sacristie située au midy de plain pied. Il nous a fait voir trois armoires pratiquées sous une crédance sous les deux fenetres de la ditte sacristie, ouvertes ; lesquels trois armoires, il nous dit avoir été trouvées ouverte. Il nous a pareillement fait voir qu’on avoit forcé dans le grillage d’une des fenetres une des barres de fer passant du haut au bas a travers des barres de traverses et qu’on présumoit que s’étoit par la que les malfaiteurs auroit entrés, un carrau manquant au vitrages du chassis... »

Dossier des vols de Kerdévot, du châetau de Koual, du manoir de Kneisan et chez les Carmes à Pont-l'abbé. Archives départementales cote B805.

Plus de quatre cents livres de dérobées

Après quoi Mathias Kneves estime le montant du vol : « ...dans la première armoire … on peut avoir emporté dans un petit plat 24 écus de trois, et de six deniers, que d’un pot… on a  emporté aux environ de vingt un deniers en pieces de douze et vingt quatre sols, et que deux autres pots etoient aussy aux environs de vingt une livres en liard, que tout a été emporté, à l’exception de quatre pieces de douze sols et d’environ douze sols en deniers restés dans la ditte armoire … que dans la seconde [armoire] du milieu, dans un plat, onze écus de six livres, dans un grand pot, vingt quatre livres en liard, et dans un autre pot … autre somme de vingt sept livres en liard, lesquelles sommes ont toutes été emportées, à l’exception d’un denier qui a resté dans le plat… Dans la troisième étoit aussy dans un plat … aux environ de trente à quarante écus en pieces de six livres, trois livres, vingt quatre sols, douze sols, et pieces de six liards, que dans un pot il y avoit encore autant quil le peut croire aux environ de pareille somme en liard…»1. Finalement le préjudice sera évalué à quatre cent trente huit livres2.
Comme seuls indices les malfaiteurs ont laissé après eux « un mauvais morceau de bois denviron neuf pouces et demies de long, deux mauvais morceaux de fer, un bout de chandelle de suif, quelques allumettes, et un bouton gris en étoffe…». Enfin Jeanne Le Calvez et Barbe Le Poupon apportent «un morceau de bois vers de chaine, long de huit pieds et demy, lequel a été trouvé près de la fontaine de Saint Jean proche de la chapelle, laquelle piece a été portée à la ditte chapelle comme soubçonnée d’avoir servis a l’effondrement [des carreaux, et des barres de fer]… »

Deux inconnus avaient demandé les clefs…

Le sieur Bobet interroge ensuite, sur place, les premiers témoins. Le premier d’entre eux, Joseph Corentin Mahé, se remémore que «le vendredy quinze du présent sur les neuf heures du matin, vinrent chez luy qui demeure sur le placître de la dite chapelle deux hommes à luy inconnu, dont un vêtu d’un habit bleuf l’autre d’un habit brun; le premier haut de taille portant un chapeau retroussé, le second petit avec un petit chapeau, que le plus grand luy demande les clef de cette chapelle qu’il a chez luy comme plus proche voisin et luy donnoit comme à tous ceux que la dévotion y conduit et ainsy que d’usage : que causant avec ces deux particuliers le premier luy dit encore qu’il étoit venu dans le quartier avec le nommé le pape, fils d’autre le pape du moulin de coat piriou de cette paroisse..., qu’il etoit actuellement à Brest jardinier de profession et ce pour prendre des bancs3 du dit le pape... ces particuliers tels qu’ils peuvent être demeurèrent à la chapelle environ deux heures du moins qu’ils ne remirent les clefs qu’après ce tems et qu’ils vinrent les portés chez luy déposant qui étoit sorty pour son ouvrage ; mais que sa femme nommée louise Seznec luy a dit que ces deux particuliers en luy remettant les clefs luy avoit dit qu’ils étaient quatre de compagnie et le dit le pape en estoit, que luy déposant n’a pas de connaissance particulière que ce le pape et ses compagnons aient commis les méfaits de ce jour ; mais que la précaution qu’il a pris de se cacher dans son pays meme le tems que les autres se disant ses compagnons passèrent à léglise luy fait soupçonner qu’ils en étudièrent les forces et les endroit...»

« Voyant ce bruit … se pouvoit etre le bondieu… »

Clet Delécluse, le recteur, ne connaît pas le montant exact du vol car « c’est l’affaire particulieres des fabriques », puis il relate son début d’enquête. Mathias Kneves tente à nouveau d’évaluer le montant du préjudice. Yves Le Calloch, de Krempeliet bras, accouru au son du tocsin, précise que « mercredy matin estant de son village pour aller battre chez un de ses voisins il apercut des traces de gens chaussés de souliers marquant leur route vers Kdevot et en revenant… ». Jean Le Berre, de Trolan, alerté lui aussi par le tocsin, estime que dans la deuxième armoire, dont il avait la charge «il devait y avoir onze écus de six livres, dans un pot vingt quatre livres en liard, et dans un autre vingt livres… ». Anne Le Guyader, femme de Guillaume Le Bihan, de Kempeliet, quant à elle, déclare que « vendredy dernier, sestant levée pour donner à boire à son mary qui est incommodé et ayant ensuite sorty de sa demeure qui n’est séparé de la chapelle de Kdévot que de deux champs, elle entendit trois heures sonner à l’horloge de la ditte chapelle, qu’elle entendit aussy vers cet endroit du bruit mais quelle ne distingua rien et quelle crut que se pouvoit etre le bondieu sortant pour quelques malades4, que voyant ce bruit s’approcher elle attendit et que deux ou trois hommes passant dans le chemin proche sa demeure, quil faisoit si noir quelle ne put scavoir positivement sils estoient deux ou trois ny mesme reconnoitre leurs véttements ; que ces particuliers ne disoit mots en passant près chez elle et qu’elle ne croit pas non plus quils en ayt etée apercûe quils faisoient route vers le grand chemin de Coray... »

De libations, en promesses d’épousailles

Quelques jours plus tard, le 30 octobre, d’autres témoins sont auditionnés : Jérôme Kgourlay, de Kdévot, Barbe Le Poupon et Jeanne Le Calves n’apportent pas de précision particulière. Mais Louise Seznec, femme de Joseph Corentin Mahé, est plus éloquente. Comme son mari, elle raconte à nouveau que deux inconnus se sont présentés quelques jours plus tôt et ont demandé les clefs de la chapelle. Ils lui ont dit qu’ils venaient de Brest, accompagnant Guénel Le Pape, lequel «estoit venu au pays dans l’intention de mettre ses bans». Elle vit le dénommé Le Pape «et un autre», décrivant assez précisément les vêtements de ces quatre individus. Et quelques jours plus tard, elle découvrit sur le placître de la chapelle une paire de sabots que personne ne réclama. Elle soupçonne donc «ces quatre particuliers comme auteurs du meffait … sans que cependant elle puisse les leur attribuer. Mais que n’ayant point vu d’autre etrangers, et ayant ete longtems a la ditte chapelle, en tout cas en possession des clefs, elle les soubçonne aussy d’en avoir fait une inspection préméditée… »
Anne Iuel, et son mari Alain Cogant, aubergistes à Ty Nevez, sur la route de Quimper à Coray, déclarent que guenel le pape, accompagnés de deux, ou trois, inconnus, sont venus plusieurs fois dans leur établissement, restant parfois plusieurs heures à consommer fortes boissons : «le jeudy ou vendredy, ils burent pour vingt cinq sols d’eaudevie, le dimanche… ils burent pour neuf francs de vin…le lundy dix-huit, les trois premiers vinrent encore à l’auberge sur les onze heures du matin, qu’ils en repartirent sur une heure de l’après midy après avoir bu sept bouteilles de vin pour lesquels ils donnerent un écu de six livres … Ils dirent qu’ils estoient au pays pour attendre les bannyes de guénel le pape…»
D’autres témoignages, notamment des aubergistes de la région, permettent de suivre trois individus, parfois quatre, qui ne passent pas inaperçus, oubliant parfois de régler des additions, comme chez Guillaume Flouttier, à l’auberge Aux bons enfants, rue des Reguaires à Quimper. Dans cette dernière auberge, la patronne, Marie Anne Conan, les a vus en compagnie de deux filles. L’une d’elle, Marie-Françoise Le Feuvre, fille de cuisine chez madame Kermorial, à Quimper, reconnut les frères Carof, Jean et Joseph-Marie, ce dernier ayant aussi travaillé chez madame Kermorial. Elle révèle même que Jean « luy demanda si elle vouloit luy donner parolle de l’épouser, ce a quoy elle consentit, et qu’à cette ocasion le dit Jean se rendit avec elle chez un orfèvre en cette ville ou ils achepterent une bague d’or du prix de quatorze livres, dont douze furent payés par le dit Jean en deux écus de six livres, et n’ayant pas de monoyes, elle le surplus de sa poche… ». S’en suivit un repas avec les futures belle-mère et belle-sœur…
Quant à Guenel Le Pape, il croit se souvenir que dans cette auberge « estant soul on refusa de leur donner du vin et qu’ayant fait du bruit à cette occasion la garde de nuit les prit et les retint au cor de garde jusques au lundy matin d’où ils sortirent pour aller chez le nommé pennec dans la rue du chapeau rouge ou ils burent jusque au soir [et] vinrent danser sur le champs de bataille »5.

Première page du dossier de confrontation de Guenel Le Pape avec 46 témoins. Archives départementales cote B910.

Les enfants recevroient l’infamie avec le jour

Les soupçons sont dès lors suffisants pour que, le 6 novembre, Augustin Le Goazre, sieur de Kervélégan, avocat du Roy au siège de Quimper, lance, un mandat d’arrêt pour que « les nommés jean et joseph caroff et guenel le pape jardiniers soyent pris et appréhendés au corps et constitués prisonniers…pour etre ouis et interrogés sur les faits résultants des charges et informations…»
Aussitôt Michel Bobet demande l’interdiction du mariage de Guenel Le Pape, car « il lui semble du ordre, du bonheur de la société et de l’intérêt que la justice doit prendre à l’état des hommes d’arrêter, ou du moins de suspendre pareil engagement, car si dans la suite les dits décrétés se trouvent être convaincus, les enfants qui naissoient d’un pareil mariage recevroient l’infamie avec le jour ».Dès lors l’enquête se poursuit à Brest, où le sieur Bobet s’installe à l’auberge du Grand Monarque. Il y reçoit Marie-Françoise Quiniou, femme Cozien, la future belle-mère, qui lui déclare qu’elle n’a rien «apperçu que d’honnettes et de l’exacte probité » chez Guenel Le Pape. Quant à Marie-Renée Cozien, la promise, elle déclare qu’elle a connu Guenel Le Pape au château de Keroual, en Guilers, où il était jardinier, et elle servante, et qu’elle « eut aimé mieux qu’il alla seul que de s’associer à gens qu’il ne connaissoit point ». Ce à quoi il répondit « que ces gens ne buvoient plus ».

Les vols se multiplient

Selon leur témoignage, ces trois individus retournèrent à Brest le 26 octobre, et y restèrent jusqu’au 3 novembre.
Lors de leur retour vers la Cornouaille, les frères Carof, étant restés du côté de Plougastel-Daoulas, Guénel Le Pape se retrouve seul à Pont-l’Abbé le vendredi cinq novembre où « il passa par-dessus le mur près de la greuve sur laquelle donne les jardins des carmes dans lequelle il avoit l’intention de sy promener…». Il ne fit pas que se promener, semble-t-il, puisque le lendemain on découvre que la chambre d’un religieux, le père Benin, a été dévalisée de tous ses vêtements.
Mais la nuit précédente un autre vol de vêtements est aussi commis au manoir de Kneisan, en Ploneour-Lanvern, chez monsieur de Kmorial, là même où Joseph Marie Carof travailla autrefois.
Les trois comparses se retrouvent à Plogastel-Saint-Germain, où les frères Carof, sont venus « chercher condition » auprès du sieur Lariviere6, au château du Hilguy. Ne le trouvant pas, ils vont au manoir de Saint-Alouarn, à Guengat. Là le sieur Lariviere leur déclare ne point avoir d’emploi pour eux en ce moment. Dès lors nos trois compagnons continuent d’errer, à Plonéis, puis à Locronan, où ils sont arrêtés par hasard à l’auberge de  La Croix blanche, le 8 novembre, vers onze heures du soir par quatre cavaliers de la maréchaussée qui recherchent des déserteurs.
C’est alors qu’arrive sur le bureau du sieur Bobet le procès-verbal d’un vol de vingt-six chemises, commis chez le sieur Chemit, receveur du château de Keroual, en Guilers, et dernier employeur de Guenel Le Pape, dans la nuit du 28 au 29 octobre, époque où nos trois lascars étaient à Brest…

Le recteur admoneste des témoins de « venir à révélation », sous peine d’encourir la censure…

Arkae > Archives > Patrimoine religieux > Fric-frac à Kerdévot > Conclusion du procureur du Roi

Au cours de son second interrogatoire, Guenel Le Pape reconnaît avoir commis, seul, le vol chez les carmes à Pont-l’Abbé. Quant aux frères Carof, qui n’avoueront rien, ils seront assez facilement confondus par les propriétaires et différents experts (tisserands, lingères, marchands de draps) sur les vêtements et tissus qu’ils détiennent, et bien qu’ils affirment que les vingt-six chemises volées à Kroual leur appartiennent !
Les suspects ont aussi des témoignages contradictoires sur leur emploi du temps, sur la propriété des vêtements qu’ils portent, parfois sur l’origine de l’argent qu’ils ont dépensé7.
Mais ce qui contrarie l’enquêteur, c’est l’absence d’aveux, et de preuve irréfutable, sur le vol de Kerdevot.
C’est ainsi que le 22 février 1774, le sieur Bobet reconnaît « que le but de la justice ne se trouve point remply, parce qu’il est encore certains faits essentiels sur lesquels on n’a pü acquérir tous les éclaircissements necessaires, qu’à la verité il reste quelques témoins à entendre ».
Aussi demande-t-il au recteur de la paroisse d’Ergué-Gabéric, de « lire et publier au prosne des grandes messes paroissiales, par trois dimanches consécutifs », un monitoire en neuf points sur les faits s’étant déroulés à Ergué-Gabéric et environ. De plus, il enjoint le dit recteur «d’admonester tous ceux et celles qui auroient connaissance des faits, soit pour avoir vû, entendu, oui dire ou autrement, de venir à révélation six jours après la publication du present a peine d’encourir la peine de la censure de l’eglise à nous réservée. »
Devant de telles menaces divines, le recteur répond, le 17 mars suivant que « se sont présentés françois hascouet de pleiben, actuellement en briec au village du leure pres Koberant, jean lozach menager de quillihouarn, louis jourdren du meme lieu, barbe le poupon de kdevot, jean le louet de trolan ». S’ils ont ainsi soulagé leur conscience, ces témoins n’apportent cependant aucun élément nouveau.

Conclusion du Procureur du Roi, Le Dall de Kéréon, sur la sentence des condamnés.

« Vehementement suspect »

Finalement, après plusieurs mois d’enquête, le témoignage de soixante-douze personnes, représentant huit cent trente-six pages d’écriture, et un dossier de dix centimètres d’épaisseur, le procureur du roi, Le Dall de Keréon prononce le jugement : « Le siège apres avoir ouy et interrogé sur la sellete en la chambre du Conseil guenel le pape joseph marie carof jean carof accusé les a declare tous trois deuments atteint et convaincu davoir dans la nuit du vingt huit au vingt neuf octobre mil sept cent soixante treize vollé au château de Kroual demeure du sieur chemit vingt six chemises, pareillement atteint et convaiqu davoir dans la nuit du quatre au cinq novembre dite année volé dune armoire estant dans une gallerie au manoir de Kaneizan ou estoient les hardes du jardinier seavoir une veste et culotte bleuf autre veste et culotte mordorée un mouchoir de soie, une veste de basin blanc une paire de bas de laine bleuatre autre de fil avec un grand couteau de jardenier encore atteint et convaincu davoir dans la nuit du cinq au six meme mois vollé de la chambre du pere benin religieux carme au pont labbé les draps de dessus son lit une toille dorillier ses chemises ses mouchoirs ses bas tant en laine cotton que file une culotte de peau une veste de toille grise un morceau de molleton blanc fauce manche peloton de fil en outre cents cinquante livre en ecu pieces de vingt quatre et douze sols contenu en deux bources dont une en duve rouge et blanche lautre en velours cramoisis comme aussy vingt une livre en rollets de dix sols en liards enfin les dits carof et le pape vehementement suspect davoir dans la nuit du vingt un au vingt deux octobre mil sept cent soixante treize vollé avec effraction exterieur et interieur de la sacristie de la chapelle de kdevot aux environ dune somme de quatre cent trente huit livres de differents vases et pots trouves dans les armoires y estants pour reparation».

Les galères à perpétuité

A la suite de ce jugement, tombe la sentence : « …condamne les dits jean, joseph-marie carof et guenel le pape a servir en quallite de forçat sur les galleres de sa majesté, et ce a perpetuite tous trois prealablement fletris sur lepaulle dextre des trois lettres G.A.L.8 A declaré touts et chacuns leurs biens meubles acquis et confisque au profit de qui il appartiendra, et si confiscation na lieu au profit de sa majeste, les a condamné chacun en cinquante livres damendes. Faite et arreté en la chambre du conseil du dit juge ce jour quatorze may mil sept cents soixante quatorze au rapport du lieutenant particulier civil et criminel ».

 

Un arrêt du Parlement de Bretagne

L’extrême sévérité de la sanction doit sans doute s’expliquer par la recrudescence des vols dans les édifices religieux à cette époque. Le Parlement de Bretagne va s’en émouvoir et édicter deux arrêts, le 13 décembre 1775 et le 12 novembre 1776, pour tenter d’y mettre fin :
«Le Procureur-Général du Roi, entré à la Cour, a remontré que les vols des Eglises, Sacristies et Coffres forts des Paroisses, deviennent de jour en jour plus fréquens; qu’il en reçoit très souvent des plaintes; qu’il se fait à ce sujet un nombre infini de procédures criminelles dans les différentes Juridictions Royales, ce qui occasionne des pertes très considérables  aux Généraux des Paroisses, tant par l’enlèvement de ce qu’il ont de plus précieux, que par les effractions considérables qui donnent lieu à des réparations forts coûteuses, à des défenses des Juges, rapports d’experts, et que ces vols se commettent ordinairement dans la saison où les nuits sont plus longues…

En conséquence la Cour ordonne «au Général de chaque Paroisse … de nommer, pour coucher dans la Sacristie, soit le Sacristain, ou tel autre qu’il jugera convenable, lequel sera tenu d’avertir les Paroissiens par le son des cloches, des tentatives qui pourroient être faites pour s’introduire dans l’Eglise, Sacristie et Chambre des Délibérations, et ce depuis le premier Novembre jusqu’au 30 Avril de chaque année… »

Un gardien et un coffre-fort

C’est ainsi que dès le mois de décembre 1775 le corps politique de la paroisse d’Ergué-Gabéric engage Hervé Le Tytur9 comme gardien de la chapelle de Kerdevot. Il est confirmé dans cet emploi le 12 novembre suivant. En 1779 il est remplacé par Jacques Le Calloc’h10.

Et l’on peut voir aujourd’hui encore, au premier étage de la sacristie de la chapelle de Kerdevot, la cheminée où l’infortuné gardien11 pouvait se chauffer durant les longues et froides nuits d’hiver…

Parallèlement le général de la paroisse semble s’être équipé d’un coffre-fort, comme le confirme une annotation du 28 juillet 1776 concernant le paiement au peintre Antoine Baldini d’une somme « retirée du coffre-fort de la chapelle Nostre-Damme de Kerdévot ». Dès lors le trésor de Kerdevot est en sécurité…

 

Les frères Carof

Joseph-Marie Carof naît au manoir de Kouannec, en Plougourvest, le 2 mai 1745, de Guillaume et Jeanne Le Balc’h. Il est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants. Jean, le troisième, naît aussi à Kouannec, le 24 juillet 1747.
Jardiniers tous les deux, ils accompagnent Guenel Le Pape, dans l’espoir de trouver du travail dans les environs de Quimper, où Joseph-Marie a déjà travaillé, au manoir de Kneisan, chez monsieur de Kermorial. Lors de leur séjour à Coat Piriou, une quinzaine de jours, il déclara qu’ils « s’occuperent à aider au délogement du dit le pape [père] qui passoit lors du dit moulin a une ferme du meme nom »1.
Quant à Jean, il fut employé chez un commandant de la Marine à Brest, et résidait chez sa sœur, dans cette même ville. Il profite de sa venue à Quimper pour demander en mariage Marie Françoise Lefeuvre, servante chez madame de Kermorial. Même s’il avait probablement connue la jeune fille lors de visites faites à son frère, qui avait le même employeur, la mère de la fiancée trouvait « qu’elle estoit peut etre allée bien vitte en cette affaire parce que les choses pouvoient n’etre pas sure ».
Quant à son passage à Kerdévot, il expliqua qu’il n’était allé à la chapelle « que par pure complaisance pour le dit Le Goff qui avoit promis de la visiter »2.
Le sieur Bobet de Lanhuron soupçonnait très fortement que le bouton trouvé dans la sacristie de la chapelle lui appartenait, ce que confirma d’ailleurs un expert marchand de drap, mais Jean Carof expliqua « qu’il en perd souvent par l’habitude qu’il a d’avoir les mains dans les poches » …
Jean Carof est le seul des inculpés à savoir signer.
 
Signatures de quelques uns des protagonistes du dossier :
Bobet de Lanhuron, Le Livec, avoué, Le Dall de Kéréon, procureur du roi, Delécluse, conseiller du siège, Audouyn Keriner, conseiller du siège, J.-B. Demizit et Férec, avocats.
En bas du prononcé de la sentence aux accusés, la signature de Jean Carof, le seul des condamnés à savoir signer.
 
1. On peut s’interroger sur ce déménagement, car les parents de Guenel Le Pape décédèrent tous deux quelques années plus tard au moulin de Coat Piriou : François, le père, le 24 novembre 1782, âgé de 61 ans, et Françoise Le Jeune, la mère, le 19 juin 1784, âgée de 57 ans.
2. Jean Le Goff, originaire de Briec, était marin à Lorient. Il connaissait Guenel Le Pape. Son frère, tailleur à Briec, confirme qu’il faisait effectivement à chacun de ses retours une visite à Notre-Dame de Kerdévot.

 

Guenel Le Pape, le fils du meunier de Coat Piriou

Né le 6 juin 1750 à Coat Piriou, Guenel Le Pape est le deuxième des sept enfants de François Le Pape, meunier, et Françoise Le Jeune. Jardinier, il semble qu’il arrive à Brest au début de 1773. Il est temporairement hébergé par Jacques Ropars, qui lui trouve un emploi chez les capucins, à Brest, avant qu’il ne trouve à s’employer, du 10 août au 5 octobre, chez le sieur Chemit, receveur du château de Keroual, en Guilers, évêché de Léon. Il se fait embaucher sous le prénom de François « parce que ayant voulu apprendre a signer son nom, [le secrétaire du sieur Chemit] luy en avoit donné des modelles au titre de françois le pape, lequel dit lors que son nom commençoit par un G, quil sapelloit Guenel, nom qu’il n’avoit pas voulu conserver parce que l’on se moquoit de luy ».
Devant le juge se présente «un homme de moyenne stature1, cheveux brun long et un peu creppu, sourcis de meme couleur, visage long, ayant une cicatrice à la joue droite, un soin2 au proche et en dessous, autre au menton du cotte goche et quelques autres sur la joue du meme cotté, yeux bleuf, né court, petite bouche ». Lors de son premier interrogatoire, le 13 novembre 1773, il est « vettu d’un habit et veste brune, culotte bleuf, le tout detoffe, jambe nue, chossé de souliers, fer au pied, chapeau à la main ».
Durant son séjour à Keroual, il fait la connaissance de Marie-Renée Cozien, originaire de la paroisse de Saint-Sauveur à Brest, qui y est servante. Ils projettent de se marier, et les bans sont publiés à Ergué-Gabéric les 17, 24 et 30 novembre 1773. C’est pour recueillir ces bans que Guenel Le Pape s’en est revenu au pays...

1. Une autre description donne sa taille exacte : 5 pieds, 1 pouce et demi, soit environ 1,57 mètre.
2. Peut-être un pansement, ou de petites plaies ?

 

Keroual, propice aux échanges britto-anglais

Après avoir travaillé chez les capucins à Brest, Guenel Le Pape est embauché comme jardinier au château de Kroual, en Guilers, près de Brest.
Au XVIIe siècle Keroual appartient à la famille de Penancoët. Née en 1649, Louise de Kerouazle de Penancoët, est remarquée par le duc de Beaufort, qui la fait engager à la cour de Versailles, comme demoiselle d’honneur de Madame, c’est-à-dire la duchesse d’Orléans, belle-sœur, cousine et ancienne maîtresse de Louis XIV, mais aussi sœur du roi d’Angleterre, Charles II. Elle accompagne la duchesse à la cour de Londres en 1670, et devient bientôt la favorite du roi, qui la fait nommer dame du palais de la reine, duchesse de Petersfield et de Porsmouth en 1672. Quant à Louis XIV il en fait une duchesse d’Aubigny en 1684.
Après la mort du roi, en 1685, la duchesse de Porsmouth s’en revient en Bretagne où elle acquiert de nouvelles terres, ainsi qu’en Ile-de-France. Mais les moyens par lesquels elle a acquis sa fortune (Saint-Simon la considérait comme une aventurière) ne sont pas approuvés par son père qui, malgré une lettre de Louis XIV en sa faveur, reste inflexible jusqu’à sa mort, en 1690, fidèle à la devise de ses ancêtres: A bep lealdet (loyauté partout). La duchesse d’Aubigny s’éteint en son hôtel parisien, rue des Saints-Pères, le 14 novembre 1734. Par le fils qu’elle eut du roi anglais, Charles de Lenox, duc de Richmond, elle est l’ancêtre d’une autre célèbre princesse, du XXe siècle, lady Diana.
Des revers de fortune l’obligent cependant à vendre Keroual en 1715 au financier auvergnat Crozat, marquis du Châtel. En 1773 c’est le petit-fils de ce dernier, le duc de Lauzun, qui est propriétaire de Keroual.
Il combattra lors de la guerre d’indépendance américaine en 1778. Elu député aux Etats généraux de 1789, il se rallie à la Révolution, dans le parti du duc d’Orléans. Il se fait dès lors appeler général Biron, combat dans les armées du Rhin, puis du Nord avant de prendre le commandement de l’armée d’Italie au début de 1793 puis, à partir de mai, l’armée de l’Ouest. Il prend Saumur puis bat les Vendéens à Parthenay. En dépit de ses états de service, il est arrêté pour trahison et guillotiné le 31 décembre 1793. Ce brillant militaire étant peu présent dans ses terres bretonnes, c’est Gabriel Joseph Benjamin Smith, avocat à la cour, procureur fiscal de la baronnie du Châtel, et résidant à Keroual, qui administre ses biens. Né en la paroisse Saint-Michel, de Quimperlé, en 1734, celui-ci épouse à Guilers, en 1760, Marie-Josèphe Lunven de Kerbiquet, fille d’un ancien capitaine à la Compagnie des Indes, à Lorient. On ne sait comment ce gentilhomme d’origine anglaise arrive en Bretagne. En tout cas les scribes locaux auront tôt fait de bretonniser son patronyme en Chemit.

 

1.  1 liard = 3 deniers – 1 sol = 12 deniers, ou 3 liards – 1 livre = 20 sols, ou 240 deniers – 1 écu = 3 livres, ou 60 sols. La monnaie était encore plus complexe, puisqu’il existait, outre des liards et deniers, des pièces de 3 livres, d’autres de six livres… Quant à la livre, c’était uniquement une unité de compte.
 
2. Il est difficile de comparer ces sommes à la monnaie actuelle. Selon les sources, on peut estimer qu’une livre de 1787 équivaut à 20 euros d’aujourd’hui, ce qui permet d’évaluer le préjudice du vol de Kerdevot à environ 8760 euros. Autre comparaison, Guenel Le Pape est engagé chez le sieur Chemit, en août 1773 aux gages annuels de 28 écus, soit 84 livres. La somme dérobée à Kerdévot représentait donc plus de cinq ans de salaire d’un jardinier. En fait, il ne reçut que 8 livres et demi de gages, pour son travail du 10 août au 5 octobre, soit 47 jours.
 
3.  Il s’agit de la publication des bans du futur mariage de Guénel Le Pape avec Marie-Renée Cozien, de la paroisse Saint-Sauveur, de Brest, publiés à Ergué-Gabéric les 17, 24 et 30 novembre 1773.
 
4. Il ne faut pas voir dans cette drôle d’expression une imagination mystique, alimentée par les korrigans, ou autres lutin noz, mais plutôt le résultat d’une alchimie syntactique entre ce que dit Anne Le Guyader, ce que traduit l’interprète, et ce que transcrit un scribe ayant beaucoup de difficultés avec la langue française... Il faut donc comprendre que Anne Le Guyader croyait que ce pouvait être le prêtre qui allait porter un sacrement à quelque malade.
 
5. D’après un témoin, c’est rue Obscure (actuelle rue Elie Fréron)  que le «dimanche 24 octobre sur les onze heures, le fils le pape et un autre petit maigre [Jean Carof] avoient quelques altercations avec le fils d’un cloutier de cette ville, que le sergent de garde... ayant vu que le dit le pape et son camarade estoient yvre il les fit mettre au corps de garde, que guenel s’y endormit ainsy que lautre ».
 
6. Jacques Nador, dit la Rivière, était jardinier au château du Hilguy.
 
7. Ainsi Bobet de Lanhuron réussit à confondre Jean Carof, qui prétendait que son argent venait de ses gages de jardinier chez un commandant de navire, en consultant les services de la Marine.
 
8. Sous l’Ancien régime les condamnés étaient marqués au fer rouge des lettres V pour les voleurs, TP pour ceux condamnés aux travaux forcés à vie, T pour les condamnés à une peine temporaire, F pour les faussaires, et GAL pour ceux condamnés aux galères. Aboli en 1791, ce type de peine fut rétabli sous l’Empire, en 1806 (le châtiment était alors public), avant d’être définitivement supprimé en 1832.
 
9. Né à Elliant le 15 février 1743, Hervé Le Titur décède à Kerdevot le 11 août 1822. En 1790 il est journalier au Petit Kerampelliet.
 
10. Il s’agit sans doute de Jacques Le Calloc’h, né à Ergué-Gabéric le 25 juillet 1737, décédé à Kergaradec le 26 mars 1782, époux de Gilette Quéméré. Dans les délibérations de la fabrique son prénom est écrit sous la forme hébraïque de Jacob. Le 21 août 1779 on trouve également  le décès d’un Guenec, contraction de Guézennec, Le Calloc’h, transcrit en Winoc !
 
11. L’arrêt prévoyait une rétribution de 3 livres par mois, à prélever sur le compte de fabrique.

 

Dossier (textes et photos) réalisé par Jean-François Douguet - Keleier 73 - avril 2012

 

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